Baise ton prochain

De Dany-Robert Dufour, 2019.

Sous-titré : Une histoire souterraine du capitalisme

Court essai à la frontière de l’analyse politique, de la philosophie, de l’économie et de la psychanalyse, Baise ton prochain, au-delà de son titre volontiers provocateur, est une réflexion salutaire sur le monde dans lequel nous vivons tous actuellement. Dany-Robert Dufour, philosophe et professeur désormais retraité, n’en est pas à son coup d’essai lorsqu’il publie cet essai en 2019. Celui-ci s’inscrit dans une longue liste d’essais publiés essentiellement à partir de la fin des années 90 et qui ont pour objet principal de porter un regard critique sur l’évolution de la société vers davantage d’individualisme, vers le capitalisme forcené et vers la disparition totale de l’intérêt commun. Tardivement, l’auteur redécouvre l’œuvre méconnue Bernard Mandeville, écrivain anglo-néerlandais de la fin du XVIIe siècle. A travers plusieurs livre, dont l’essai qui nous occupe aujourd’hui, Dany-Robert Dufour tentera de démontrer que Mandeville, longtemps avant les penseurs du XIXe et les économistes du XXe, avait déjà en son temps théoriser le capitalisme, ses fondements et les conséquences de son application.

Mandeville, en effet, à travers quelques courts textes comme La Fable des abeilles (inspirée par le fabuliste star de son époque, La Fontaine) ou le texte reproduit dans Baise ton prochain, Recherches sur les origines de la vertu morale, théorise le capitalisme naissant. Il établi, par exemple, la création d’une troisième classe, entre les citoyens qui ne se leurrent pas dans le contrat social (les voleurs, les prostituées, etc. ; en résumé la lie de la société) et les citoyens qui respectent le contrat social (dirigeants ou masses laborieuses). Cette troisième classe est composée de ceux qui ne respectent pas les lois, mais s’en donnent cependant l’apparence au nom du bien commun. Et Mandeville de prédire que non seulement cette troisième classe dirigera forcément rapidement les deux autres, mais qu’elle doit le faire au regard de l’évolution de la société qu’il connait alors, proche des balbutiements de la révolution industrielle et des débuts hésitants du capitalisme. Mandeville prévoit ainsi non seulement l’avènement d’un nouveau système économique mais également un changement de paradigme sociétal complet : le capitalisme deviendra la seule manière d’envisager la société.

C’est en tous les cas ce que Dany-Robert Dufour entend démontrer dans la première et plus longue partie de son essai, où il argumente que l’incroyable préscience de Mandeville permettait déjà de prévoir l’avènement du capitalisme comme système unique et ses travers voilà déjà près de 250 ans, en ce compris sa chute prochaine, dévoré par lui-même comme une forme de géant anthropophage qui ne connait aucune limite. La seconde partie de l’ouvrage, plus courte, entend faire résonner le texte de Mandeville avec les effets néfastes du capitalisme actuel. Et l’ensemble est parfaitement convainquant : Dufour a oublié d’être bête et même s’il extrapole volontiers pour démontrer son point de vue (l’anticipation de la psychanalyse moderne par le même Mandeville, toujours à travers le même court texte, sonne un peu poussif comme démonstration) et qu’il omet nombre de réalités économiques, la démonstration se tient.

Certains exemples utilisés par Dufour sont particulièrement marquants, comme celui l’installation « Cloaca » de l’artiste contemporain belge Wim Delvoye (2000). Cette installation artistique, tube digestif géant fonctionnel qui produit… de la merde, a été titrisé en bourse et la spéculation sur l’œuvre a déjà rapporté pas mal d’agent à son concepteur. Une belle parabole du fait que le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant littéralement des déchets, ce qui permet au passage à Dufour de nous rappeler que tous, petites filles et garçons que nous sommes, ne sommes pas réellement sorti du stade anal de notre développement psychologique…

L’essai tente bien de se conclure sur un message d’espoir, mais soyons honnête : ça n’est pas tellement crédible. Le bouquin, s’il est érudit, bien écrit, grinçant et amusant à la fois et parfois légèrement malhonnête porte aussi un message clair en son sein : NO FUTURE, les amis. Levons nos verres collectivement à l’imbécilité de la course au profit qui finira immanquablement par nous détruire. Santé !

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