Dix jours avant la fin du monde

De Manon Fargetton, 2018.

Surtout connue dans le petit monde de la littérature de genre pour Les Illusions de Sav-Loar, sorti il y a quelques années chez Bragelonne, Manon Fargetton est une autrice active depuis déjà pas mal d’années dans des genres différents (fantasy, SF, tranche de vie, etc.) Surtout active dans la littérature jeunesse et adolescente, ce Dix jours avant la fin du monde semble trancher un peu de sa production habituelle, même si le roman fut dans un premier temps publié chez Gallimard Jeunesse. Choix assez étrange, tant les thématiques traitées par le roman s’éloignent un peu des canons du genre. Je peux cependant saisir que le bouquin vise un public d’ados, pour plusieurs raisons qu’on va développer ci-après. J’ai pour ma part lu le livre chez Folio SF, collection à laquelle je reste assez fidèle depuis ces débuts en l’an 2000 et dont je suis rarement déçu des choix éditoriaux. Ce n’est pas la première fois qu’ils republient dans une collection « adultes » des romans destinés initialement à la jeunesse (l’excellente trilogie A la croisée des mondes, de Philip Pullman, la moins inspirée mais agréable trilogie du Chaos en marche, de Partick Ness, etc.), mais ce n’est pas la raison qui me l’a fait sortir de ma PAL. La raison est assez simple : ça fait longtemps que je n’avais plus lu de postapocalyptique français.

Enfin, postapocalyptique, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme le titre le laisse entendre, on est davantage dans du « pré-apocalyptique« , pour autant que la locution existe bel et bien. En résumé, dès l’entame du roman, la Terre se retrouve à saisir des fronts d’explosions, dont la provenance n’est jamais expliquée ni justifiée qui annihilent toute vie sur son passage. Ces explosions, débutant quelque part en Extrême-Orient (voir dans le Pacifique), progressent comme des vagues tant vers l’Est que vers l’Ouest. Leur point de rencontre se situe quelque part sur la côte atlantique européenne, à quelques miles marins des rivages normands et bretons. Ce déclencheur narratif nous est conté à travers le point de vue d’une demi-douzaine de personnages qui, au départ du roman, n’ont que des liens distants, quand ils en ont (deux sont voisins, d’autres sont collègues, un chauffeur de taxi vient s’ajouter, etc.) Tout ce petit monde, après le choc initial, va décider de tenter de survivre le plus longtemps possible en se dirigeant depuis Paris vers la côte en question, dans un contexte où la civilisation s’écroule petit à petit autours d’eux (fin des télécommunications, approvisionnement en eau, en nourriture, en carburant, etc.) Après un rapide calcul, ils arrivent à la conclusion qu’ils ont dix jours devant eux. Dix jours avant la fin du monde.

Sous le prétexte de cette apocalypse imminente, les différents protagonistes vont se dévoiler au fil des pages, essayant de résoudre les conflits intérieurs qui les occupent, de faire la paix avec leurs proches (s’ils sont encore vivants) et, surtout, avec eux-mêmes. Je ne pense pas utile de développer davantage l’intrigue ni les différents protagonistes dans ce court résumé, pour vous préserver des spoilers mais, surtout… parce que la personnalité des uns et des autres devient déjà un peu brumeuse dans ma tête, malgré le fait que je n’ai fini le livre qu’il y a quelques jours. C’est un peu le problème du bouquin à mes yeux : si l’autrice a tenté de donner des personnalités et des blessures intimes différentes à chacun de ses protagonistes, je ne peux pas m’empêcher de les confondre les uns avec les autres. Est-ce la paresse intellectuelle de ma part ? Peut-être. Ou est-ce simplement le fait que ces blessures intimes et ces trajectoires individuelles sonnent davantage comme des atermoiements adolescents qu’à de vrais préoccupations d’adultes qui seraient confrontés à pareille situation. Je ne peux m’empêcher de penser à ces séries pour ados produites à la chaîne par Netflix et consorts. Si les thématiques sont sérieuses (le viol, le deuil, le déracinement, etc.), elles sont traitées de manière tellement convenue que les émotions qu’elles provoquent sont finalement interchangeables.

Le bouquin m’est d’ailleurs un peu tombé des mains dans son deuxième acte. La premier acte, l’élément déclencheur, est traité avec suffisamment de subtilité pour provoquer l’intérêt et lorsque les protagonistes entrent en scène, leurs traumas sont encore inconnus et ils ne sont donc pas encore réduits à leurs fonctions narratives. Le dernier acte, la résolution, si elle est par moment convenue, est suffisamment soutenue par un crescendo scénaristique que pour tenir en haleine le lecteur. C’est le ventre mou du bouquin, les 200 pages de développement après le premier acte, correspondant grossièrement au voyage des protagonistes vers l’Ouest et leur installation sur la côte atlantique française, qui m’ont fait sortir de l’intrigue. Peut-être suis-je trop vieux pour trouver un intérêt dans ces développements individuels simplistes, ou peut-être suis-je lassé d’un cahier des charges des messages « humanistes » de la littérature ado auquel Manon Fargetton répond parfaitement. Le bouquin a du coup peu d’aspérités, peu de fulgurances qui en feront une lecture inoubliable. Sans doute l’avis d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice qui serait ici confronté à son premier bouquin de SF apocalyptique serait différent et plus enthousiaste. Pour le vieux renard que je suis, les ficelles sont un peu grosses et les surprises trop peu présentes pour en faire une lecture réellement digne d’intérêt. La plume de Fargetton est cependant agréable et elle a quelques bonnes idées : le récit dans le récit, par exemple, né d’un personnage écrivain qui trouve son inspiration, presque surnaturellement, dans ces évènements cataclysmiques, offre une parenthèse bienvenue dans le récit linéaire des évènements. Je réserve donc mon avis sur Manon Fargetton comme écrivaine et regrette simplement d’avoir fait sa connaissance à travers un roman trop convenu pour être réellement intéressant.

La collection inavouable

De Dimitri Delmas, 2023.

Sous-titré : De l’entre-deux-guerres aux spoliations du IIIe Reich, le périple d’un extraordinaire trésor artistique – L’histoire folle de la collection Gurlitt

Lorsque Cornélius Gurlitt, au cœur de l’hivers 2012, est contrôlé par la douane suisse dans un train, personne ne se doute qu’on trouvera quelques jours plus tard dans son appartement munichois des centaines de chefs d’œuvres réputés disparus depuis la seconde guerre mondiale : des Renoir, Cézanne, Courbet, Chagall, Picasso, Delacroix, Munch ou encore des dessins, aquarelles et peintures de la scène nouvelle allemande de l’entre-deux-guerres, George Grosz ou Otto Dix en tête. Cette histoire rocambolesque met un terme à l’histoire d’une collection cachée, rassemblée par Hildebrand Gurlitt, marchant d’art allemand qui rassembla, dans des conditions allant du discutable au criminel, une véritable collection d’art « dégénéré« , pour reprendre le vocable nazi, pour son profit personnel.

Dimitri Delmas choisi de nous conter cette histoire comme un roman familial, recadrant au fil des chapitres les grands épisodes de l’histoire de l’art des premières décennies du XXème siècle et de la montée du national-socialisme. L’auteur n’étant pas un spécialiste de l’histoire de l’art, étant davantage illustrateur qu’académicien, il nous raconte l’histoire plus qu’il ne la documente. Cela fait de cette Collection inavouable un récit plutôt qu’un essai. Soutenu par ailleurs par les illustrations fort à propos (quelques planches de BD, quelques portraits, quelques illustrations savamment distillées au fil de l’ouvrage) par Laureline Mattiussi et Delmas lui-même, le bouquin, malgré son épaisseur, se lit en quelques heures seulement. Brassant large, de courts portraits de l’avant-garde allemande des années 20 jusqu’à la présentation du travail des « Monuments Men » de 1945 à 1950, Delmas a l’intelligence de développer son récit comme une fiction au cours de laquelle, d’épisode en épisode, le lecteur assiste à la lente dégradation morale d’un homme, Hildebrand Gurlitt, d’ascendance partiellement juive, combattant pour l’Allemagne en 14-18, grand amateur d’art moderne au tournant du siècle et licencié de deux fonctions successives pour cela par le régime nazi, qui finira par devenir l’un des grands receleurs d’art du troisième Reich, manœuvrant dans l’ombre pour enrichir sa collection et ses deniers personnels.

En filigrane, on découvre également la vie de son fils, le Cornélius contrôlé par la douane, qui vécut toute sa vie reclus, entouré de ses œuvres maudites qui l’empêchèrent d’avoir une vie « normale« , dans l’ombre de la folie de son défunt père. Un roman du siècle, en somme, de la lumière à l’ombre. Quand l’affaire est sortie dans les médias en 2014, après deux ans d’enquête par les polices allemandes, suisses et autrichiennes, elle fit grand bruit dans le monde muséal et dans le monde artistique en général. L’ampleur de la collection a déchaîné les passions et les fantasmes, parlant d’une collection de plus d’un milliard d’euros. Cornélius Gurlitt étant décédé avant d’être confronté aux conséquences des crimes de son père, il choisit de léguer sa collection, à défaut d’hériter, au musée d’art de Berne. Et de là est né un regain d’intérêt, essentiellement européen, dans la recherche de provenances de biens spoliés pendant la seconde guerre mondiale, plus de quinze ans après la convention de la Washington et de la première vague de travail d’historiens et de mémoire réalisé, parfois timidement, par les grands musées de beaux-arts d’Europe de l’Ouest (et des Etats-Unis).

C’est en effet cet affaire retentissante, résumée avec brio par Dimitri Delmas, qui a remis un coup d’éclairage sur ces pièces que l’on considérait perdues à jamais, rouvrant le débat parfois compliqué des collections privées ou publiques qui se constituèrent sur le malheur des uns et le bonheur des autres. La boussole morale, évoluant avec les décennies, nous oblige à rouvrir certains dossiers, à se repencher sur certaines pistes, à approfondir nos connaissances pour un nécessaire devoir de mémoire. Et si d’aucuns craignent un début public à l’heure où l’antisémitisme regagne du terrain en raison des choix politiques extrêmes d’un gouvernement qui ne représente qu’une nation et non un peule, il n’en demeure pas moins qu’un tel débat est salvateur, ne fut-ce que pour s’épargner des œillères égoïstes qui ne se justifiaient que dans un contexte d’accumulation qui évoque la muséographie des temps passés. Merci, donc, à Dimitri Delmas d’avoir contribué par son roman d’un scandale, à la connaissance du grand public d’une page sombre de notre histoire collective. Et de l’avoir fait par le biais d’un essai historique qui se lit comme un bon roman à suspens, ce qui ne gâche rien, servit par une plume intelligente et des illustrations évocatrices. On lui pardonnera donc sans hésitation les quelques imprécisions et raccourcis qui s’imposent par la forme qu’il a choisi pour nous transmettre un récit humain, souvent médiocre et affligeant, mais désormais compréhensible.

Rebel Moon: Part Two – The Scargiver

De Zack Snyder, 2024.

Je sais bien que j’ai dit de ne pas perdre son temps à regarder le premier il y a déjà quelques mois dans ces colonnes et il peut donc sembler étrange que je chronique tout de même le second. Est-ce du stakhanovisme ? Du masochisme ? Une recherche un peu putaclic de rester dans l’actualité ? Non, rien de cela. J’avais simplement le secret espoir, sans trop d’enthousiasme malgré tout, que Snyder allait pouvoir déployer un peu plus d’ambition dans un second opus qui ne perdrait pas son temps à exposer ses personnages principaux. Je n’espérais pas un film parfait, car je ne pense pas que Snyder ait jamais réalisé un film parfait, mais j’espérais cependant quelque chose de plus grand, un souffle d’épique caché sous une averse de ralentis et de gimmicks de réalisation lourdingues.

Et je fus bien sûr déçu, comme on pouvait s’y attendre. Comme je m’y attendais moi-même, si on est un tout petit peu honnête. Que dire qui n’a pas déjà écrit un peu partout sur Internet entretemps ? Bien sûr, les longueurs inexplicables des deux premiers tiers, essentielles consacrées à la récolte du blé sur la petite lune qui servait de décors au premier opus, frisent le ridicule. Bien sûr, la maigreur du développement des personnages secondaire oblitère tout impact émotionnel quand l’un d’eux décède. Bien sûr, la fascination de Snyder pour ses nouvelles focales fait que pratiquement aucun plan du film n’est agréable à regarder, miner par des flous constants et embarrassants qui rendent tout le travail de design sur les décors inutile. Bien sûr, le scénario, qui emprunte peut-être encore plus largement à Star Wars et à un salmigondis de références SF mal digéré, frise le degré zéro de l’intérêt alors que je fais à priori partie d’un public de convaincus à la cause.

Tout cela n’est pas nouveau, ni inattendu. Non, ce qui me chagrine particulièrement tient essentiellement à deux choses. D’abord, malgré un budget conséquent, on reste dans une production de type « plate-forme« . Si Netflix et les autres sont devenus au fil des dix dernières années le bon canal de production/distribution pour un certain type de cinéma d’auteur, ils montrent leur limite avec le cinéma grand public. Comprenons-nous bien : je ne dis en aucune manière que Netflix et consorts se sont tout d’un coup trouvé une âme de cinéphiles. Quand ils produisent du cinéma que l’on pourrait appeler « d’auteurs« , c’est pour se donner une bonne image lors de la saison des prix, sachant que les œuvres ainsi produites restent au maximum quelques jours en tête de gondole lorsque vous ouvrez votre application, pour rapidement tomber dans les profondeurs d’un algorithme qui favorisera toujours le dernier blockbuster insipide écrit par une a.i. en mal d’inspiration, façon Adam Project ou Red Notice. Car Neflix veut surtout satisfaire le plus grand nombre avec un contenu aseptisé, facile à digérer, facile à oublier. Du Rebel Moon, en somme. Une grosse production (à l’échelle d’une plate-forme), vendue à grand renfort de « nous avons laissé carte-blanche au réalisateur« , alors même que celui-ci est devenu tellement formaté qu’il n’imaginerait même plus sortir d’un cadre de référence qui ne laisse aucune place à l’œuvre, mais fonctionne en termes de produits.

Et c’est mon second problème : même son réalisateur considère Rebel Moon comme un produit. Dès le départ, il nous explique à force d’interviews que le « vrai » film sera la version longue qui sortira en exclusivité dans quelques mois, dont la double promesse est « plus de sexe, plus de violence« . Quel est donc l’objet que Netflix nous sert alors avec de deuxième opus inachevé ? Une version facilement digeste ? Qui passe la censure internationale des nouveaux marchés que sont la Chine ou le Proche-Orient ? Une forme d’industrialisation de la fameuse scène d’embrassade lesbienne du Star Wars 9, formatée pour être coupée pour les marchés « frileux » auxquels Disney accorde tout son crédit ? Le fossoyeur de film, aka François Theurel s’est récemment associé au Marty de la Séance de Marty pour livrer un dytique sur « le cinéma, c’était mieux avant« . Au-delà du fait qu’il s’agit sans doute de l’un des meilleurs documentaires sur l’évolution du cinéma des 20 dernières années, sur le fond comme sur la forme, et au risque de passer pour un vieux con, je dois admettre qu’ils ont raison. Le « bon » cinéma, ou plutôt le cinéma intéressant, existe toujours. Et il est sans doute plus accessible qu’il ne l’a jamais été dans les back-catalogues de toutes nos laiteries digitales que sont les plateformes de SVOD. Mais il ne faut pas se leurrer : ces mêmes plates-formes ne cherchent pas à développer un art qui arrive en fin de cycle, elles cherchent seulement à développer une industrie dont elles pourront tirer profit jusqu’à la dernière goutte. Il est temps de redevenir sélectif et de réinvestir dans les créateurs en allant au cinéma ou en achetant dans le commerce les supports physiques des œuvres qui vous parlent. Cela ne doit pas forcément être un film ouzbèques sur la culture du pavot au XVIII, mais bien une démarche sincère, même lorsqu’il s’agit de produire un honnête divertissement.

Et Snyder et Netflix ne visent aucunement cela. Ils nous servent simplement un produit aseptisé, dont tous le angles ont été arrondis. Une sorte de fast-food de luxe. Un resto de burgers où des barbus musclés et souriants (comme le barista de chez Starbucks) vous servent un « bête » cheeseburger à 29,99€. Même avec un bel emballage dont le marketing est super bien réfléchi, cela reste de la malbouffe. Si l’on résume, non seulement Rebel Moon, partie 2, est oubliable (et déjà en grand partie oublié), mais il incarne sans doute mieux que l’ensemble des autres productions de plate-forme le cynisme commercial de ces boîtes et leurs « créateurs » qui ne visent qu’à livrer des produits simples et prémâchés à des segments de publics toujours davantage réduits et ciblés en fonction de leurs hauts revenus (comprendre : les geeks sont devenus maîtres du monde !). Demeure une lueur d’espoir : le public, aussi segmenté soit-il, commence doucement à se rendre compte de ce formatage limitatif. Le premier volet, vendu avec une campagne de pub rarement vu pour des plateformes de streaming, n’a pas marché. Et le second volet est sorti dans l’indifférence générale, même plus mis en avant par Netflix. Ce qui signifie sans doute que les futurs plans de Snyder pour en faire encore trois-quatre derrière (ah ! le fantasme absolu des « cinématic universe » !) se verra sans doute traduit dans une série télé annulée après une saison ou dans une série de comics confidentiels. Et c’est sans doute pour un mieux. Entretemps, il nous reste deux longs métrages qui s’inscriront dans doute dans l’histoire du cinéma comme le parangon de la médiocrité et du manque de courage d’un certain cinéma des années 2020. L’exemple poussé à l’extrême du fameux distinguo des frères Russo : « In New-York, they make motion pictures, here in hollywood, we make movies« . Or garbage.

A Scanner Darkly

De Richard Linklater, 2006.

Dans la catégorie des adaptations de romans et nouvelles de Philip K. Dick, j’évoque aujourd’hui sans doute l’une des moins connues du grand public. A côté de mastodontes auréolés de l’étiquette de film culte que sont Blade Runner, Minority Report ou Total Recall, A Scanner Darkly fait office de petit poucet. Adapté du roman éponyme de Dick (traduit en français sous le titre de « Substance Mort« ), A Scanner Darky s’apparente davantage au film d’auteur qu’au gros blockbuster hollywoodien. C’est d’ailleurs moins un film de science-fiction qu’un film d’anticipation. Ajoutez à cela le fait que ce n’est pas un film live, mais bien un film d’animation en rotoscopie basée sur des prises de vue réelle et vous avez en fait un film relativement inclassable. Qui n’a, malheureusement, pas rencontré son public, ni en salle ni après.

Pourtant, Richard Linklater n’est pas un manche. Et en 2006, ce n’était pas un inconnu au bataillon : c’était déjà l’homme derrière Before Sunrise, Before Sunset, Fast Food Nation ou encore Rock Academy. Un réalisateur qui aime bien les concepts, donc. Et qui poursuivra dans la veine, en signant Boyhood en 2014, le fameux film dont tout le monde se souvient car le tournage s’est étalé sur douze années successives, pour suivre la croissance du gamin qui tient le rôle-titre (le film en lui-même comme objet cinématographique n’étant pas spécialement resté dans les mémoires). En plus, Linklater, pour son deuxième film d’animation en rotoscopie (il maîtrisait donc bien la technique/le concept) a pu compter sur un casting de ouf sur A Scanner Darkly : le rôle principal échouant à Keanu Reeves, déjà un superstar à l’époque qui nous livre ici une performance égale à ce qu’il sait faire, et les rôles secondaire dévolus à Robert Downey Jr. (alors au tout début de sa deuxième carrière, tout juste auréolé du succès de Kiss Kiss Bang Bang), Woody Harrelson, Rory Cochrane ou encore Winona Ryder. Que du bon, donc.

Mais qu’est-ce qui n’a pas marché alors ? La rotoscopie en elle-même, qui depuis les essais de Ralph Bakshi sur le Seigneur des Anneaux dans les années 70 n’a jamais réellement trouvé sa place dans l’imaginaire collectif ? Un récit finalement très intimiste, plus proche du huis-clos angoissant que du grand spectacle auquel les adaptations de SF US nous a habité au fil des ans ? Ou encore la thématique du film, qui le rend plus proche d’un Las Vegas Parano que d’un blockbuster ? Ou son rythme très particulier et son développement assez lent ? Sans doute un peu de tout à la fois.

Keanu Reeves y interprète en effet avec brio le personnage de Bob Arctor, un flic infiltré chargé … de se surveiller lui-même ! Infiltré dans une bande de losers drogués jusqu’aux yeux pour comprendre la filière d’approvisionnement d’une nouvelle drogue qui fait des ravages, Bob héberge dans sa maison de banlieue lambda le fantasque James Barris (Robert Downey Jr.) et le perché Ernie Luckman (Woody Harrelson), squatteurs paranos et grands consommateurs. Viennent s’y ajouter Freck (Rory Cochrane), constamment en bad trip, et sa petite amie Donna (Winona Ryder), instable psychologiquement qui refuse pour une raison non-explicitée les contacts physiques.

Bob, afin de jouer son rôle d’infiltré au mieux, commence lui-aussi à consommer cette nouvelle drogue, la Substance D (Substance Mort dans la VF du roman), ajoutant à son mal-être et à son insatisfaction sexuelle les méfaits d’une substance destructrice. Et quand James vient le dénoncer chez les stups comme étant le baron local dudit trafic, le film vire carrément à l’absurde, où les réalités se mélangent dans un grand pot-pourri de camé qui s’enfonce dans les méandres de sa propre psyché malade. On est donc en plein dans du K. Dick, à n’en pas douter. Lui-même, comme ses innombrables bio le confirment, était assez versé dans les psychotropes divers et variés qui, s’ils peuvent étendre l’imagination, ont quand même quelques légers effets secondaires dommageables pour le cerveau humain… D’aucun n’hésitent pas à affirmer, du coup, que ce Scanner Darkly est l’un des récits les plus personnels de K. Dick, prétextant quelques fulgurances anticipatives (le « costume » changeant aux multiples visages changeant en permanence est devenu une réalité entre temps, avec les fameux masques taïwanais qui trompent les caméras de surveillance chinoises en rendant impossible la reconnaissance faciale utilisé lors des grandes manifestations contre le pouvoir), travestit sous la forme d’une histoire assez simple et courte ses propres penchants pour l’autodestruction et la paranoïa aiguë (rappelons que K. Dick était en effet persuadé d’avoir été surveillé par le gouvernement américain, sans que l’on ait jamais su démontré si cela était vrai ou non).

Linklater livre quant à lui sa version du roman de Dick. Aussi colorée que pessimiste, servie par des acteurs au mieux de leur forme, ce long métrage d’animation peut aussi se vivre comme un trip sous acide. La litanie continue délirante de James, dans laquelle on peut repérer les prémices du Holmes interprété par Dwoney Jr. quelques années plus tard, endors littéralement le spectateur dans des fausses pistes et dans une complexité artificielle. La conclusion du récit, aussi expéditive et déprimante que bizarrement porteuse d’espoir, ne font que confirmer le message du film : il FAUT se méfier des autres, des apparences, des paradis artificiels qui ne font que toujours davantage vous isoler. Un film qui se prétend compliqué pour mieux camoufler sa morale simple. Alternativement, une descente aux enfers qui laisse peu d’espoir dans l’humanité. Ou encore une comédie over-the-top où quelques comédiens en roue libre s’amuse à forcer le trait car ils se savent filmés pour mieux ensuite être dessinés. A vous de déterminer quelle version vous voulez voir.

Will Hunting

De Gus Van Sant, 1997.

C’est une histoire comme on en tourne moins souvent, aujourd’hui. Un film à oscar, assurément, mais réalisé par un artiste qui n’a jamais chercher les titres de gloire et produits par deux monstres d’Hollywood (littéralement), les frères Weinstein, qui produisait n’importe quel bon script qui leur passait dans les mains, peu importe le genre ou le risque financier. L’histoire ne dit pas si Minnie Driver a souffert d’une manière ou d’une autre des mains (et autres organes) d’Harvey, mais ce qui est sûr, c’est que c’était assez couillu de parier sur un film de Van Sant, qui avait connu un premier succès d’estime avec My Own Private Idaho, mais pas de gros succès hollywoodien, sur un premier scénario de deux blancs-becs qui débarquaient à Hollywood, à savoir Matt Damon et Ben Affleck (bon, il est vrai aidé par leur pote Kevin Smith comme producteur exécutif).

Les deux copains, qui continuent à se croiser de films en films, malgré leurs carrières solos et leurs trajets de vie assez différents, ont débarqué initialement chez les gros studios avec un scénario de thriller, modifié en film « social » de lutte contre l’injustice de classe suite à une suggestion de nul autre que Rob Reiner. Et Rob était inspiré, c’est sûr. Tout comme Gus Van Sant a eu raison de faire confiance à sa directrice de casting, Jennifer McNamara, qui a amené sur le film des acteurs secondaires de qualité comme Minnie Driver, Stellan Skarsgard et, bien sûr, Robin Williams.

Il y a quelque chose d’émouvant, plus de 25 ans plus tard, à revoir la réaction de Robin Williams lorsque ce film lui ouvre la reconnaissance de ses pairs à travers l’oscar du meilleur acteur dans son second rôle. Tout comme celle de Damon et Affleck qui se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter ça dès leur première apparition dans la grand-messe du cinéma mondial. Mais tout ça est parfaitement mérité : le film fonctionne toujours, toutes ces années plus tard. Son propos reste toujours valable : comment, lorsqu’on est blessé par la vie peut-on sortir d’une spirale de négativité ou d’une zone de confort pour oser vivre sa vie. Bien sûr, le film est aussi cousu de fil blanc et certains rebondissements sont forts convenus, mais l’ensemble marche exceptionnellement bien. Pourquoi ? Parce que Van Sant sait comment s’effacer devant la performance de ses acteurs. Il sait comment filmer le non-dit.

Et c’est exactement ce qu’il fait dans Will Hunting. Robin Williams, en particulier, démontre si besoin est qu’il n’est pas que le clown de ses plus grands succès au cinéma. Il est, comme Jim Carrey, un clown triste qui fait preuve d’une sensibilité extrême devant la caméra quand il incarne, réellement, un homme blessé, à la limite de la rupture. Et il vit le rôle de ce psy qui est la seule personne à trouver la clé pour parler à Will, ce gamin qui confond l’intelligence et le brio, qui confond l’humour et le cynisme. Matt Damon est lui aussi excellent dans ce rôle de jeune premier avec une gigantesque faiblesse. Tout comme Ben Affleck joue parfaitement le working class buddy qui sera pour toujours loyal à son pote.

Bref, on peut le dire de cent manières, mais Will Hunting est un film précieux. Comme Le Cercle des poètes disparus, lui aussi avec Robin Williams un peu moins de dix ans avant, on a un film sensible, simple dans les dilemmes qu’il présente, mais intelligent de bout en bout. Bien que l’on ne soit pas surpris, on ne peut s’empêcher de vivre le récit, d’accompagner Will dans son difficile passage à l’âge adulte, dans la perte progressive de ses oripeaux de chat sauvage que l’on ne peut approcher sans risquer de se griffer. Et ça marche parfaitement.

PS : je n’ai jamais réellement compris si le titre « Good Will Hunting » est également le titre international du film ou uniquement un titre de travail ou un titre de distribution pour une partie du monde. Quoi qu’il en soit, le jeu de mot inclus dans ce titre légèrement plus long en font un titre beaucoup plus malin (que l’on peut traduire par « Le bon Will Hunting » ou « A la recherche de bonne volonté« , ce qui résume parfaitement le film !)