Cristal qui songe

De Theodore Sturgeon, 1950.

Considéré comme un classique de la SF par nombre de critiques beaucoup plus sérieux que moi, Cristal qui songe est aussi l’un des deux romans les plus connus de son auteur, le prolifique et méconnu Theodore Sturgeon (avec Les plus qu’humains). Pas de chance pour lui, cet auteur de l’âge d’or de la SF américaine rédigea la majorité de ses œuvres marquantes après la période de référence des pulps, mais avant la création des prix littéraires de la SF qui jetèrent la lumière sur la littérature de genre. S’il est méconnu du grand public, il n’en demeure pas moins aimé des critiques, des spécialistes du genre et de ses confrères auteurs de SF.

Ainsi, après quelques pages, l’ambiance et le récit me firent penser assez vite à La Foire des ténèbres (Something wicked this way come, en version originale, autre classique de la SF auquel les adaptations grand écran d’Harry Potter rendirent hommage le temps d’une chanson). Et je pensais, naïf que je suis, que Sturgeon avait été influencé par le classique de Ray Bradbury pour écrire son Cristal qui songe. Jusqu’à ce que je me rende compte que ce dernier fut publié en 1950 alors que La Foire des ténèbres date de 1964 ! Si influence il y a, elle est donc dans le sens inverse.

Et influence il y a certainement : le ton du récit, le cadre d’un cirque itinérant présentant des phénomènes de foire (le fameux « freak show« ), un monsieur Loyal aussi inquiétant que dangereux et le fantastique qui rôde à deux pas. Les parallèles s’arrêtent cependant là. Là où La Foire des ténèbres est un récit d’horreur centré sur l’enfance (à l’instar du Ça de Stephen King), Cristal qui songe a une ambition plus large.

On y suit la vie, bien sombre, de Horty, un jeune orphelin adopté par un horrible personnage, le juge Huett, qui espérait se faire bien voir de ses concitoyens ce faisant. Lorsqu’il se fait renvoyer de l’école pour avoir mangé quelques fourmis, c’est la goutte qui fait déborder le vase : son père adoptif le maltraite et le force à s’enfuir au milieu de la nuit. Récupéré par hasard par des forains de passage, le jeune Horty va s’intégrer dans une foire itinérante, comme cousine (travestie, donc) d’une naine, star d’un tour de chant. Zena, la naine en question prendra Horty sous son aile, notamment pour le protéger du Cannibale, le maître de la troupe, personnage obscur sujet à des changements d’humeur aux conséquences désastreuses pour ses ouailles.

Et la SF, dans tout ça, me direz-vous ? Et bien Horty, depuis l’orphelinat, ne se déplace pas sans un jack-in-the-box. Celui-ci à deux cristaux à la place des yeux. Et lorsque l’on s’en prend à ce diable en boîte, c’est directement à Horty que l’on fait mal, ce que son père adoptif a bien compris. Et ces cristaux semblent responsables des particularités physiques et psychiques d’Horty : il a une mémoire absolue, se rappelant définitivement tout ce qu’il a lu, vu ou entendu, il sait « modifier » son corps, l’empêchant de grandir ou régénérant des parties abîmées ou amputées… Bref, un petit garçon pas comme les autres.

De peur de vous spoiler, je ne vais pas dévoiler l’intrigue plus avant. Court roman, Cristal qui songe reflète parfaitement la SF intelligente des années 50, qui a dépassé le pulp dans ses ambitions et son message. Plus sombre qu’Asimov, moins fasciné par la technologie que Clarke, Sturgeon développe ici un thème qui lui est cher : « l’anormal » (dans le sens « en dehors de la norme« ) a-t-il une place dans la société ? Peut-il lui aussi connaître l’amour ? Et Sturgeon de développer cette thématique dans un texte fluide, qui enchaîne avec brio les moments contemplatifs et des scènes d’actions où le suspense et la surprise sont réels. L’étrangeté du fonctionnement des cristaux et leur intégration progressive dans le récit donne finalement une valeur artistique à l’ensemble de l’histoire : la vie même devient une œuvre d’art, même si les sujets ne répondent pas aux canons habituels de beauté. Le texte, révisé en français pour la première fois depuis sa parution originale par nul autre que Pierre-Paul Durastanti, a magnifiquement résisté au temps pour mériter, c’est limpide, son statut de classique du genre. A découvrir sans modération.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Le temps imparti est dépassé. Merci de saisir de nouveau le CAPTCHA.