Dix jours avant la fin du monde

De Manon Fargetton, 2018.

Surtout connue dans le petit monde de la littérature de genre pour Les Illusions de Sav-Loar, sorti il y a quelques années chez Bragelonne, Manon Fargetton est une autrice active depuis déjà pas mal d’années dans des genres différents (fantasy, SF, tranche de vie, etc.) Surtout active dans la littérature jeunesse et adolescente, ce Dix jours avant la fin du monde semble trancher un peu de sa production habituelle, même si le roman fut dans un premier temps publié chez Gallimard Jeunesse. Choix assez étrange, tant les thématiques traitées par le roman s’éloignent un peu des canons du genre. Je peux cependant saisir que le bouquin vise un public d’ados, pour plusieurs raisons qu’on va développer ci-après. J’ai pour ma part lu le livre chez Folio SF, collection à laquelle je reste assez fidèle depuis ces débuts en l’an 2000 et dont je suis rarement déçu des choix éditoriaux. Ce n’est pas la première fois qu’ils republient dans une collection « adultes » des romans destinés initialement à la jeunesse (l’excellente trilogie A la croisée des mondes, de Philip Pullman, la moins inspirée mais agréable trilogie du Chaos en marche, de Partick Ness, etc.), mais ce n’est pas la raison qui me l’a fait sortir de ma PAL. La raison est assez simple : ça fait longtemps que je n’avais plus lu de postapocalyptique français.

Enfin, postapocalyptique, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme le titre le laisse entendre, on est davantage dans du « pré-apocalyptique« , pour autant que la locution existe bel et bien. En résumé, dès l’entame du roman, la Terre se retrouve à saisir des fronts d’explosions, dont la provenance n’est jamais expliquée ni justifiée qui annihilent toute vie sur son passage. Ces explosions, débutant quelque part en Extrême-Orient (voir dans le Pacifique), progressent comme des vagues tant vers l’Est que vers l’Ouest. Leur point de rencontre se situe quelque part sur la côte atlantique européenne, à quelques miles marins des rivages normands et bretons. Ce déclencheur narratif nous est conté à travers le point de vue d’une demi-douzaine de personnages qui, au départ du roman, n’ont que des liens distants, quand ils en ont (deux sont voisins, d’autres sont collègues, un chauffeur de taxi vient s’ajouter, etc.) Tout ce petit monde, après le choc initial, va décider de tenter de survivre le plus longtemps possible en se dirigeant depuis Paris vers la côte en question, dans un contexte où la civilisation s’écroule petit à petit autours d’eux (fin des télécommunications, approvisionnement en eau, en nourriture, en carburant, etc.) Après un rapide calcul, ils arrivent à la conclusion qu’ils ont dix jours devant eux. Dix jours avant la fin du monde.

Sous le prétexte de cette apocalypse imminente, les différents protagonistes vont se dévoiler au fil des pages, essayant de résoudre les conflits intérieurs qui les occupent, de faire la paix avec leurs proches (s’ils sont encore vivants) et, surtout, avec eux-mêmes. Je ne pense pas utile de développer davantage l’intrigue ni les différents protagonistes dans ce court résumé, pour vous préserver des spoilers mais, surtout… parce que la personnalité des uns et des autres devient déjà un peu brumeuse dans ma tête, malgré le fait que je n’ai fini le livre qu’il y a quelques jours. C’est un peu le problème du bouquin à mes yeux : si l’autrice a tenté de donner des personnalités et des blessures intimes différentes à chacun de ses protagonistes, je ne peux pas m’empêcher de les confondre les uns avec les autres. Est-ce la paresse intellectuelle de ma part ? Peut-être. Ou est-ce simplement le fait que ces blessures intimes et ces trajectoires individuelles sonnent davantage comme des atermoiements adolescents qu’à de vrais préoccupations d’adultes qui seraient confrontés à pareille situation. Je ne peux m’empêcher de penser à ces séries pour ados produites à la chaîne par Netflix et consorts. Si les thématiques sont sérieuses (le viol, le deuil, le déracinement, etc.), elles sont traitées de manière tellement convenue que les émotions qu’elles provoquent sont finalement interchangeables.

Le bouquin m’est d’ailleurs un peu tombé des mains dans son deuxième acte. La premier acte, l’élément déclencheur, est traité avec suffisamment de subtilité pour provoquer l’intérêt et lorsque les protagonistes entrent en scène, leurs traumas sont encore inconnus et ils ne sont donc pas encore réduits à leurs fonctions narratives. Le dernier acte, la résolution, si elle est par moment convenue, est suffisamment soutenue par un crescendo scénaristique que pour tenir en haleine le lecteur. C’est le ventre mou du bouquin, les 200 pages de développement après le premier acte, correspondant grossièrement au voyage des protagonistes vers l’Ouest et leur installation sur la côte atlantique française, qui m’ont fait sortir de l’intrigue. Peut-être suis-je trop vieux pour trouver un intérêt dans ces développements individuels simplistes, ou peut-être suis-je lassé d’un cahier des charges des messages « humanistes » de la littérature ado auquel Manon Fargetton répond parfaitement. Le bouquin a du coup peu d’aspérités, peu de fulgurances qui en feront une lecture inoubliable. Sans doute l’avis d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice qui serait ici confronté à son premier bouquin de SF apocalyptique serait différent et plus enthousiaste. Pour le vieux renard que je suis, les ficelles sont un peu grosses et les surprises trop peu présentes pour en faire une lecture réellement digne d’intérêt. La plume de Fargetton est cependant agréable et elle a quelques bonnes idées : le récit dans le récit, par exemple, né d’un personnage écrivain qui trouve son inspiration, presque surnaturellement, dans ces évènements cataclysmiques, offre une parenthèse bienvenue dans le récit linéaire des évènements. Je réserve donc mon avis sur Manon Fargetton comme écrivaine et regrette simplement d’avoir fait sa connaissance à travers un roman trop convenu pour être réellement intéressant.

Chien du heaume

De Justine Niogret, 2010.

Si l’on s’en réfère à la postface, Justice Niogret a l’air d’être quelqu’un d’assez joyeux et drôle. Les jeux de mots idiots qu’elle distille dans les diverses définitions qui clôturent son court roman m’ont bien fait marrer. Pourtant, à la lecture du bouquin, rien ne laissait présager cela. Chien du heaume est le premier roman, sorti il y a déjà une grosse dizaine d’année, d’une (jeune – ce concept évoluant avec l’âge de l’auteur de ces lignes !) autrice née en 1978 quelque part en France. Et c’est plutôt efficace, comme premier roman. On est dans une fantasy light (peu de magie dans ce moyen-âge d’inspiration européenne, à part quelques touches ci et là) qui lorgne surtout du côté réaliste.

Le personnage principal, la bien-nommée Chien du heaume, est une mercenaire de son état, vendant ses services au plus offrant. Bien qu’il soit inhabituel de voir une femme endosser ce rôle dans les contrées que l’on découvre, ce n’est pas rare non plus, les femmes ayant appris à se servir de leurs mains pour se défendre et, quand l’occasion se présente, pour attaquer. Chien du heaume n’est en effet pas une faible femme : elle manie la hache bien mieux que les mots et n’hésite pas à s’en servir quand besoin s’en fait sentir. Pour autant, Niogret évite de tomber dans le cliché de « la femme forte de fantasy« . Point de Jeanne d’Arc ou de Brienne de Tarth, ici. Chien du heaume, même si elle a quelques kilos de trop et a, semble-t-il une tronche à faire peur, n’en reste pas moins un protagoniste « normal« . Ni trop courageux, ni trop fort, ni trop angélique. Réaliste, dans un monde où la violence a souvent le dernier mot. Et qui ne crache pas contre le confort quand il se présente.

Et Chien du heaume a bien une quête, comme il sied à un protagoniste de fantasy. Point de roman d’apprentissage ici : elle a la trentaine bien entamée et un paquet de guerre derrière elle. Cependant, elle traverse le moment de sa vie où l’on veut comprendre d’où l’on vient et qui l’on est. Chien du heaume veut simplement découvrir son propre nom. Au-delà de son patronyme, hérité d’un employeur bien peu sensible, elle se lance dans la quête de son nom, de son identité. Et tout au plus a-t-elle pour débuter sa recherche que l’arme étrange, cette hache ouvragée, peu commune, que son père lui a légué. Après qu’elle fut forcée… de le tuer.

Vous aurez compris qu’on ne rigole pas des masses dans ce premier opus (Justine Niogret offrira une suite à Chien du heaume quelques années plus tard à travers le roman Mordre le bouclier). Portant, on n’est pas non plus dans la gritty fantasy. S’il est y a des personnages qui n’hésite pas à user du meurtre pour arriver à leurs fins, si la Mort elle-même rôde dans les brumes, il y a aussi une certaine légèreté qui se dégage du texte. A travers sa quête, Chien du heaume se trouve aussi une nouvelle famille, un nouveau foyer, un endroit qu’elle peut imaginer comme son « chez soi« . Et c’est nouveau pour elle, même si cela évoque une certaine nostalgie d’un paradis perdu, non mérité et jamais connu. Une récompense à ce que l’on imagine être des années d’errance.

Sans spoiler, le prologue laisse entendre le développement du personnage après la fin du roman. Et cette fin ouverte, finalement pleine d’espoir, laisse imaginer le meilleur (celui-ci étant tout relatif) pour une femme que l’on a appris à apprécier à travers ces pages. Mais ce qui fait surtout le sel de cette aventure est son style. Niogret a en effet choisi de développer un style relativement archaïque et un découpage qui se rapproche de ce qu’on pourrait imaginer être une chanson de geste. Le premier tiers (ou la moitié ? difficile à estimer) du bouquin enchaîne en effet les « aventures » de manière assez épisodique. Bien sûr, les éléments successifs qui s’y enchainent, au-delà de nous familiariser à la protagoniste, seront également utiliser plus tard dans le développement de l’histoire, l’autrice n’étant pas une manche. Mais le lecteur l’ignore quand il découvre cette succession de quêtes à l’apparence disparate. Le style, comme je le disais, est également très archaïsant. Ce qui donne en effet l’impression par moment de lire des chansons de geste à la Marie de France, la préciosité en moins. Et on ne peut qu’être admiratif de la faconde particulière dont Justine Niogret fait preuve pour ce faire : malgré un vocable ardu, qui ne sied en fait pas au rang des protagonistes quand on y pense, elle parvient à construire un monde vraisemblable dans lequel on se trouve happé avec bonheur.

Je ne sais comment l’expliquer, mais on est ici face à une fantasy typiquement française qui ne s’inspire que très peu des grands exemples anglo-saxons. Niogret est davantage l’héritière de Chrétien de Troyes que de Tolkien ou Donjons et Dragons. Mais elle a certainement lu George R.R. Martin. Et ça donne un mélange détonnant, qui fut couronné en son temps du grand prix de l’imaginaire et du prix des imaginales, de manière parfaitement justifiée. Très bon premier roman que ce Chien du heaume donc, et l’on ne peut que regretter que l’autrice se soit éloigné assez vite des littératures de genre pour se consacrer à d’autres projets. Ceci ne remet évidemment nullement en cause la qualité de ces autres romans, c’est simplement que nous avons rarement des autrices et auteurs qui maîtrisent la langue française avec un tel brio dans les littératures de genre, malheureusement. Si vous ne l’avez pas encore lu, jetez-vous dessus, il ne quittera pas vos mains avant la dernière page tournée.

Psychopompe

D’Amélie Nothomb, 2023.

Comme chaque fin d’été, la livraison régulière du dernier Nothomb m’enferme dans des souvenirs de jeunesse. La lisant depuis plus de vingt ans maintenant, la relation lecteur/auteur ne peut que se développer, même si elle est plutôt diaphane, considérant l’épaisseur desdites galettes annuelles. Cette courte piqûre de rappel est cependant toujours la bienvenue. Malgré des textes parfois inégaux, il y a toujours chez Nothomb un quelque chose qui fait vibrer mon attrait pour la langue, mon attrait pour les personnages hors du commun, l’auteure belge en étant sans doute le meilleur exemple.

Psychopompe creuse la veine de l’autofiction que Nothomb semble avoir choisie depuis plus d’une dizaine d’année maintenant. Et je parle plus volontier d’autofiction que d’autobiographie puisque, même si l’auteure se livre toujours davantage au gré de ces esquisses successives, il reste compliqué de démêler le vrai du faux. A l’instar de sa première vraie autofiction, Stupeur et tremblements (qui décrit une relation professionnelle au Japon qui ne pourrait en fait par arriver comme elle l’explique), l’épître 2023 se penche au gré des fantaisies de l’auteure sur divers passages de sa vie.

Là où la chose est nouvelle est que Nothomb ne se concentre pour une fois pas sur un épisode particulier, mais bien sur des éléments épars de son histoire personnelle. On y retrouve les années au Japon, en Chine, au Bangladesh. Mais également, pour la première fois sauf si ma mémoire me joue des tours, sur sa propre pratique de l’écriture, allant jusqu’à s’autoréférencer et, donc, à commenter ses propres productions. Et si elle semble davantage fière de ses plus récentes productions, elle aborde également son plaisir absolu de l’écriture, qui fut sans doute un exutoire bien pratique dans une vie qui était, dès son plus jeune âge, décalée. Difficile également d’estimer si les épisdes les plus sombres qu’elle narre (elle aurait été agressée physiquement dans son enfance) sont réellement arrivés : sans remettre en doute la sincérité de l’auteure dans son propos, le fantasmagorique a également sa place dans son narratif, ce qui rend compliqué une nouvelle fois de tenter de séparer le vrai du faux.

Pour finir, cependant, l’exercice est sans doute un peu vain : Nothomb est le personnage principal de ses propres romans. Elle s’attribue dans celui-ci une parentée presque surnaturelle avec la gente aviaire. D’où la thématique du psychopompe. A l’instar des nos amis ailés, l’auteure prétend ici faire oeuvre de psychopompe à travers ses romans récents (et, plus singulièrement, vis-à-vis de son père dont elle fait en effet la légende à travers plusieurs de ses romans, soit de manière très directe soit de manière détournée). Elle s’y trouve même une vocation et semble annoncer que la suite de sa carrière ira en ce sens, avec, comme toujours, la recherche de la forme la plus concise et la plus percutante.

Un roman intéressant, donc, qui nous plonge encore davantage dans la psyché de son auteure, protagoniste et antagoniste. Elle a, certainement, la légerté de l’oiseau quand elle manie la plume. Et si les envolées styllistiques de son début de carrière semble peu à peu s’éloigner, au profit d’une prose qui cherche moins l’éclat que la clarté, il n’en demeure pas moins que nous retrouvons ici une amie. Une amie qui nous confie une nouvelle tranche de sa vie et qui, malgré quelques inévitables coupes de champagne de trop, nous fait le don de quelques instants de merveille et de poésie, malgré l’âpreté de certains propos. Une bonne année, comme un bon milésime. Les amateurs sont déjà conquis.

Princess Bride

De William Golding, 1973.

Sous-titré : Le Grand Classique du Conte de Grand Amour et de Grande Aventure de S. Morgenstern

Véritable madeleine de Proust pour nombre de ses afficionados, l’adaptation en long métrage de ce roman, signée par Rob Reiner en 1987, aura marqué une génération, surtout Nord-américaine, à l’aube des années 90. Le feel good movie est cependant une adaptation, l’adaptation d’un roman sorti plus de dix ans au préalable de la main d’un scénariste émérite d’Hollywood que rien, à priori, n’amenait vers le conte ou la fantasy. Pourtant, Princess Bride fut aussi la porte d’entrée vers une fantasy plus adulte que les longs métrages d’animation de la société aux grandes oreilles. Il était donc plus que temps de se plonger dans ce classique, d’autant plus grâce à la belle réédition de Bragelonne dans son nouveau format prestige, quelque part entre le format poche et le grand format (collection dans laquelle on retrouve l’intégrale du Witcher, mais aussi les trois premiers tomes de la saga des Salauds Gentilhommes de Scott Lynch – on attend toujours le quatrième volume, d’ailleurs ! – ou encore la trilogie du Paris des Merveilles de Pierre Pevel).

Revenons-en au roman de Golding. Après une assez longue introduction extradiégétique de Golding, qui commente l’écriture du roman et le long historique des tentatives d’adaptation en long métrage avant celle réussie de Reiner, le roman fini par débuter. Il est important ici de faire une parenthèse : Golding s’amuse à prétendre qu’il n’est qu’un fidèle copiste qui se contente de réduire et d’adapter un texte de S. Morgenstern, grand érudit et historien de la nation Florine (le Florin étant un pays fictif imaginé par Golding dont l’auteur situe la réalité géographique quelque part dans les pays baltes actuels). S. Morgenstern n’ayant bien sûr jamais existé, nous avons bien entre les mains un roman du scénariste de Butch Cassidy & le Kid, des Hommes du Président (deux films pour lesquels il a eu l’oscar du meilleur scénariste), mais aussi des Jumeaux, de Misery, de Last Action Hero, des Pleins Pouvoirs ou encore du Déshonneur d’Elisabeth Campbell. Une carrière à mi-chemin entre le film dramatique et la comédie d’action.

Et c’est exactement ce qu’est Princess Bride ; une comédie d’action, à laquelle s’ajoute une touche de romantisme et un poil de fantasy. Cocktail parfait pour en faire un best-seller. En gros, Princess Bride répond parfaitement au cahier des charges du conte classique. D’une situation de départ très classique (une jeune fermière extrêmement belle se rend compte qu’elle est amoureuse du garçon de ferme, mutique, mais fidèle depuis de nombreuses années) dans les contes de fées, on passe par l’élément déclencheur (le garçon de ferme part pour devenir l’homme qui peut offrir le monde à sa dulcinée et un méchant noble jette son dévolu sur la jeune fermière) jusqu’au déroulé classique en trois actes du récit initiatique (les aléas se succèdent, les quêtes secondaires s’enchaînent pour arriver jusqu’à la résolution forcément attendue).

Mais là où Golding est fort, c’est qu’il utilise les tropes du genre tout en s’en moquant ouvertement. Ainsi, l’auteur n’hésite pas à interrompre son texte pour donner ses commentaires acerbes sur le déroulé du récit et, en particulier, sur les longueurs inintéressantes qu’il prête volontiers à ses collègues écrivains. Ainsi, l’auteur se concentre sur les phases d’action et non sur la construction du lore de son monde, dont il se moque éperdument. Pourtant, l’ensemble fonctionne à merveille. Et la recette est assez simple à comprendre : connaissant parfaitement les rouages d’un scénario efficace, Golding se concentre sur quelques personnages forts, des dialogues mémorables et de l’action à tout va qui tient le lecteur en haleine. Et ça marche, évidemment. Les ficelles sont grosses, l’auteur les souligne, on sait ce qui va arriver, mais on est malgré tout embarqué dans l’histoire.

Cela tient en particulier aux deux acolytes du héros, le palefrenier Westley. Dans sa reconquête de sa promise, la belle et excessive Bouton d’or, Westley parvient à s’adjoindre les services de l’épéiste de renom espagnol Inigo Montoya et du géant turc un peu simplet Fezzik. Derrière leur rôle qui semble au premier abord unidimensionnel se cache évidemment les personnages les plus intéressants de l’histoire. Le premier est mû par sa volonté de vengeance qui le ronge jusqu’à l’abandon de soi et le second, derrière sa masse musculaire, est un être fragile qui ne craint que de la solitude. Cela donne des scènes mémorables où les méchants sont effectivement méchants (le comte Rugen est un spécialiste de la torture) et où les gentils triomphent malgré l’adversité (les phrases « My name is Inigo Montoya. You kill my father. Prepare to die » sont devenus des memes internet depuis de nombreuses années maintenant).

Il n’est sans doute pas utile de développer davantage l’histoire, pour préserver la surprise de celles et ceux qui n’auraient pas encore lu ce classique ou vu le film qui en fut inspiré. Revenons-en donc au texte. Golding, qui a manifestement des facilités d’écriture, a un côté énervant. A la lecture du bouquin, je me suis dit à plusieurs moments que c’était un classique de fantasy émaillé de l’humour d’un juif new-yorkais. Le Hobbit commenté par Woody Allen, en gros. Et c’est exactement ça. Les commentaires de Golding sur son propre texte sont parfois irritants, mais c’est aussi grâce à eux, grâce à cette distance ironique, que le texte prend. Cela permet de se focaliser sur l’action et sur le développement des quelques personnages principaux. Et même si l’on se doute tous de la fin du livre dès les premières lignes, Golding parvient à maintenir le suspens tout au long du roman, en mettant en scène des solutions abracadabrantesques aux situations les plus périlleuses.

Comme cette édition est celle du 25ème anniversaire de la parution originale du roman, Golding y ajoute un nouveau chapitre, intitulé Le bébé de Bouton d’or, qui se passe quelques années après la fin du roman original. Dans sa mythologie personnelle, Golding informe le lecteur qu’il a du batailler ferme pour écrire lui-même ce chapitre, puisque les ayants droits de Morgenstern (qui, pour rappel, n’existe pas !) voulait confier cette suite à nul autre que Stephen King (un ami de Golding depuis l’adaptation de Misery). Ce nouveau chapitre, au-delà du cliffhanger sur lequel il se clôt, ajoute une dimension importante au personnage d’Inigo Montoya en s’intéressant à son passé à travers un flashback sans lien avec l’intrigue. Je ne sais pas si Golding avait l’intention de poursuivre et de proposer une véritable suite à Princess Bride, l’un des rares romans qu’il aura signé lors de sa longue carrière, mais ce nouveau chapitre a le mérite de ne pas laisser planer le doute sur la toute fin du roman original et de répondre à quelques questions laissées ouvertes. Et de provoquer l’insatisfaction éternelle des fans qui en voulaient forcément plus, Golding étant décédé en 2018 sans jamais avoir repris la plume pour prolonger ce chapitre orphelin.

Reste une aventure picaresque, où le fantastique reste limité à quelques éléments qui tiennent davantage du conte de fées que de la fantasy en tant que telle. Une romance éternelle, également. Et une comédie d’action. À redécouvrir sans modération.

Magie noire à Soho

De Ben Aaronovitch, 2011.

Moyennement convaincu par le premier opus du Dernier apprenti sorcier, la série phare de Ben Aaronovitch, mais ne souhaitant pas passer à côté d’une grande série si j’en crois le nombre de fans dithyrambiques qui peuple le web du livre, j’ai tenté l’expérience du deuxième tome quelques semaines après le premier. Et il y a clairement un mieux, même si le tout n’est pas exempt de scories.

On retrouve donc l’agent Grant, l’apprenti idoine de la série, et son mentor, l’inspecteur Nightingale, bien mal au point après la conclusion de la dernière enquête. Plus question ici des diverses rivières de Londres, mais d’une plongée dans le quartier bohème (et interlope, ça dépend du point de vue) de Soho au cœur de la capitale anglaise. Alors que des cadavres émasculés apparaissent ci et là (exploitant intelligemment les dernières lignes/pages des Rivières de Londres, qui faisaient du foreshadowing sur cette enquête sans qu’on y prête trop attention), Grant est également confronté à plusieurs morts suspectes dans le milieu du jazz. Des jazzmen dans la force de l’âge semblent en effet mourir de manière impromptue après avoir joué en live le titre Body & Soul sur l’une ou l’autre scène des petits clubs de jazz londoniens. Il n’en faut pas plus à Grant, dont le père est une légende malheureuse du jazz, passée à côté de sa carrière en raison d’addictions un peu trop addictives, pour se sentir concerné et se lancer dans une enquête qui mêle considérations policières et supputations magiques diverses.

Si, en plus, Grant peut en profiter pour charmer une femme gironde et accueillante, ex-maîtresse de l’un des jazzmen récemment décédé, il en profitera certainement pour joindre l’utile à l’agréable (on se rappellera que son précédent « crush » a malheureusement eu le visage détruit par un hôte fantomatique psychotique dans le premier tome, ce qui ne facilite pas une vie amoureuse apaisée…) Les problèmes surgissent évidemment quand les enquêtes finissent par se croiser et que les cadavres s’accumulent…

L’avantage d’un deuxième tome par rapport à un premier est que l’on perd évidemment moins de temps à installer les protagonistes. Ce tome-ci s’intéresse donc, peut-être encore davantage que le précédent, à l’agent Grant. Il y a en effet peu de place pour les autres protagonistes, même si l’on en apprend davantage, et de manière parfois détournée, sur Nightingale, l’inspecteur Stephanopoulos, sur le docteur et médecin légiste Wallid, sur la collègue de Grant, Lesley (pourtant largement absente dans ce tome-ci) et sur Molly, la femme d’ouvrage/vampire résidente du QG de nos héroïques policiers du paranormal. C’est donc Grant qui sera le moteur du roman, naviguant entre ses erreurs et ses réactions parfois naïves sur ce monde nouveau qui l’entoure. Et c’est tant mieux, car l’identification est plus grande dans ce deuxième opus, amenant du coup avec lui un plus grand intérêt dans le récit.

L’enquête en elle-même, plus sombre, plus « policière » que la première, est également plus prenante. Elle obéit davantage aux codes du genre et l’ambiance jazzy et enfumée qui s’en dégage nous transporte presque davantage à la Nouvelle Orléans que dans les bas-fonds de Londres. L’important est cependant qu’elle nous transporte en effet ; on vit l’ambiance des rues de Soho, de pubs en boîtes de nuit, de planques enfumées en garçonnières fort à propos (ce tome est PG13, sans doute, puisque Grant vit ses pulsions, cette fois-ci). Sans dévoiler l’intrigue, on a donc un roman plus intéressant, davantage maîtrisé, qui dévoile ce qu’il faut de lore supplémentaire pour construire les épisodes qui suivront immanquablement. Qui plus est [SPOILER, même si mineur], ce second tome introduit assez logiquement le « grand méchant« , le sorcier noir qui sera le parangon de nos héros pour au minimum les quelques prochains tomes. C’est évidemment malin, pour tenir le lecteur en haleine [/SPOILER]. Le bouquin est également plus sinistre, par bien des aspects, ce qui renforce aussi le côté « hard-boil » polar que Aaronovitch semble vouloir mettre en place, sans pour autant oublier quelques touches d’humour, essentiellement noir, bien sûr, qui viennent alléger l’ensemble et conserve habillement l’humanité des protagonistes.

Cependant, comme je le disais, le bouquin n’est pas exempt de défauts. La conclusion est toujours un peu bordélique, comme dans le premier tome, et manque assez singulièrement de maîtrise. Si les diverses enquêtes se rejoignent, comme dans tous les bons policiers, les liens sont franchement ténus entre les fils du récit et les motivations du « grand méchant » franchement obscures. Du coup, on ne saisit pas bien en quoi l’intrigue des jazzmen et les créatures qu’elle contient a réellement comme intérêt pour l’intrigue des chimères et magicien sans-visage. Par ailleurs, pour sensible que l’on peut être vis-à-vis de l’idéalisme de Grant, on ne peut que rester dubitatif devant son raisonnement visant à protéger son « intérêt » (difficile d’être clair sans spoiler). Du coup, la fin, pourtant davantage maîtrisée que celle du premier tome notamment par quelques scènes d’exposition finales, reste le point faible du bouquin, ce qui est évidemment dommage.

L’un dans l’autre, ce deuxième tome est cependant une réussite. Aaronovitch y maîtrise mieux l’ambiance et le style nécessaire au type d’histoire qu’il compte écrire. Son récit est davantage construit et ses personnages ont davantage d’épaisseur, alors que le protagoniste principal occupe presque à lui seul le devant de la scène. Et c’est une bonne surprise, qui augure le meilleur pour la suite de la série et qui éclaire davantage à mes yeux la presse très positive dont le Dernier apprenti sorcier bénéficie depuis plus d’une décennie maintenant.