Deux Faucons de l’autre Terre

De Philip José Farmer, 1979.

Publié une première fois sous le nom de La Porte du temps en 1983, traduit de The Gate of Time, daté de 1966, Deux Faucons de l’autre Terre est en fait la traduction, cette fois-ci complète, de la version mise à jour par l’auteur du roman Two Hawks from Earth de 1979. Bref, oubliez les aléas des révisions et des traductions, la version poche sortie chez Hélios en 2021 est bien la version définitive de cette uchronie classique, telle qu’imaginée par son auteur, Philip José Farmer. Et ce dernier est l’un des derniers grands auteurs classiques, aux côtés d’Asimov et de C. Clarke dont nous n’avons pas parlé en ces colonnes. Encore faut-il préciser que José Farmer, comme C. Clarke en fait, a traversé les époques, passant allègrement de la SF américaine de l’âge d’or des années 50 à la SF plus mature, inquiétante et désespérée des années 70. Né à la fin de la première guerre mondiale, il a débuté comme le veut la forme d’alors par des nouvelles dans les années 50 avant de verser dans le roman à partir des années 60 et jusqu’aux années 90 (il est décédé à la fin des années 2000). Entre les deux, il aura livré deux grandes sagas de SF qui sont aujourd’hui considéré comme des classiques : la Saga des Hommes-Dieux (7 romans) et le Fleuve de l’éternité (5 romans), que je n’ai pas lu jusqu’à maintenant et ne peut donc commenter intelligemment.

Deux Faucons de l’autre Terre est donc un roman appartenant à la deuxième carrière de l’auteur, après qu’il se soit détaché des tropes de la SF positiviste des années 50, marquée par des histoires simples et des peurs identifiées, pour verser déjà dans un anticipation moins dichotomique, davantage inspirée par les réalités sociales changeantes de la seconde moitié des années 60 et le début de la désillusion américaine avec, notamment l’enlisement au Vietnam ou sur les autres fronts de la Guerre froide, qui inspirèrent sans doute les quelques révisions et ajouts apportés à l’auteur dans le roman à la toute fin des années 70.

Pour faire simple, le roman débute par l’arrivée d’un journaliste dans le nord de l’Europe pour interviewer un dénommé Roger Two-Hawks (étrange de la part du traducteur d’avoir traduit le nome du protagoniste dans le titre du roman et non dans le corps du texte, mais soit), célébrité de la dernière guerre mondiale, avant son départ vers une nouvelle aventure. A Two-Hawks de raconter alors son histoire, qui occuper la majeure partie des 350 pages du bouquin. Et celle-ci débute alors que ledit Two-Hawks est pilote d’un avion allié, prêt à bombarder une base arrière logistique du IIIème Reich quelque part en Roumanie avant de se faire abattre par un avion allemand en ayant eu le temps de le toucher également. Seulement, Two-Hawks et l’unique autre survivant de leur bombardier se rendent assez vite compte que quelque chose cloche : le Roumanie dans laquelle ils étaient sensé s’être abîmés n’est pas tout à fait celle à laquelle ils s’attendaient…

Les habitués de la SF auront rapidement compris que les protagonistes (Two-Hawks, son second et le pilote allemand) sont passés par une porte dimensionnelle pour arriver sur une Terre parallèle, découvrant ainsi petit à petit une société uchronique en même temps proche et très éloignée de la Terre que l’on connait. En effet, sur cette autre Terre, le continent américain n’a jamais émergé des eaux de l’Atlantique/du Pacifique (eh oui ! s’il n’y a pas de continent américain, il n’y a pas de démarcation entre les deux grands océans terrestres !), avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur la biodiversité (pas de café, pas de chocolat, pas de patates !), sur la géophysique (pas de gulf stream, la Grande-Bretagne ayant donc un climat quasi-arctique) et sur les grands mouvements de population. Et c’est ce dernier point en particulier qui fait tout le sel du roman : les amérindiens existent bel et bien sur cette Terre parallèle, mais ils se sont installés au gré des migrations historiques en Europe centrale. Les suomis ne sont pas en Finlande, mais au Japon. Les celtes sont restés en grandes-bretagnes alors que les angles ont disparu. Plus étrange encore, c’est une Terre où la population arabe existe, mais ou les noirs africains n’existent pas. Et Two-Hawks, étant lui-même iroquois et s’étant servi de l’armée américaine comme chausse-pied social, se retrouve donc dans une position inédite pour lui. Son peuple existe mais ne le reconnait pas (les langues ont évolué différemment : au début du roman, personne ne se comprend). Il est détenteur d’un savoir technologique avancé (en effet, sur la Terre parallèle, pas de caoutchouc, donc pas de roue souple sur les engins de guerre ! et une maîtrise amoindrie des technologies fait que les Allemands locaux en sont restés au zeppelin, alors que Two-Hawks est pilote de chasseur !) et devient donc rapidement un asset de guerre important pour les différentes nations qui se déchirent en Europe continentale (ça, ça reste valable sur cette Terre parallèle, malheureusement).

Et le roman de suivre Two-Hawks dans ses pérégrinations et ses dilemmes moraux, qui le feront passer d’un camp à l’autre, forcé parfois par le pilote allemand qui n’a pas temps de scrupule. Jusqu’à la révélation finale [SPOILER] qu’on sent quand même venir assez vite : Two-Hawks lui-même ne vient pas de la même Terre que le pilote nazi. Si ce dernier vient bien de l’Allemagne des années 40 que l’on connait sur notre Terre, Two-Hawks vient lui d’une autre Terre, assez similaire à la nôtre, mais où la seconde guerre mondiale oppose toujours l’austro-hongrie au reste du monde et non l’Allemagne du troisième Reich. [/SPOILER]. Le livre de se conclure alors sur une tentative de la part de Two-Hawks de retourner chez lui à travers un autre portail dimensionnel reliant les diverses Terres avec un retournement final que je ne vais pas vous dévoiler ici afin de vous préserver le plaisir de lecture.

Mais que vaut le bouquin, pour finir ? Et bien je suis assez mitigé après l’avoir terminé il y a déjà quelques jours. Si le roman est bien écrit, érudit et haletant, il y a néanmoins quelques longueurs où José Farmer nous expose à répétition les différences qui existent entre les deux Terres concernées, les trajets de l’un ou l’autre groupe ethnique. Evidemment, cela s’explique par le fait qu’aucun des noms des pays ou des peuplades européennes n’est similaire dans le roman, ce qui force le lecteur à un jeu mental pour essayer de resitué les « nouvelles » nations sur une carte relativement similaire à la nôtre (je dis relativement puisque, par exemple, au-delà du fait que le continent américain n’a jamais émergé des eaux, à l’exception de quelques iles constituées par les sommets des rocheuses, l’Inde, par exemple, s’est bien détachée de l’Afrique mais sans aller s’encastrer dans le continent eurasiatique, nous privant par exemple de la chaine de l’Himalaya et de la civilisation tibétaine). Mais ces explications à répétition sont parfois un peu laborieuses.

De même, et même si je comprends que le récit l’exige, il y a tout de même une grande facilité scénaristique qui me dérange un peu : notre protagoniste principal, Roger Two-Hawks, de la nation iroquoise de sa Terre d’origine, ne mets que quelques semaines à apprendre les différents idiomes pratiqués sur la Terre parallèle sur laquelle il débarque. Le prétexte qu’il soit diplômé en linguistique et qu’il connaisse plusieurs dialectes des premières nations américaines alors même qu’il tombe dans le lieu européen où ses bassins linguistiques ont évolué me semble assez gros comme ficelle. Par ailleurs, si le propos du livre, notamment à travers sa réflexion sur les discriminations, sur les identités communautaires, et même à travers ses penchants féministes, est résolument moderne, son personnage principal est bizarrement à contre-courant. Il ressemble bien davantage à un dandy intellectuel du XIXème (alors qu’il souffre de discrimination raciale sur sa Terre d’origine, rappelons-le !) qu’au pilote de l’armée de l’air américaine qu’il est censé être. Bref, il y a un certain déséquilibre entre le propos et les personnages qui le portent, déséquilibre que Philip José Farmer semble vouloir nier ou négliger. Cela fait de Deux Faucons de l’autre Terre un agréable roman d’aventure, une uchronie intelligente et assez différente de celle qu’on a l’habitude de lire par ses modifications géologiques et de migration des peuples, mais ça en fait aussi un roman parfois un peu bancal qui souffre de scories qui se veulent érudites mais qui sont parfois mal amenées. A vous de voir si vous tentez l’aventure.

Diluées

Edité par Zoé Laboret, 2022.

Figure relativement discrète de l’édition de littérature SFFF francophone depuis quelques années, Zoé Lahoret semble très fière d’avoir été choisir par les éditions ActuSF en 2022 pour éditer ce court recueil de nouvelles à la manière d’un cadavre exquis. C’est du moins ce qu’elle laisse entendre dans le très court avant-propos qui précède les textes en eux-mêmes. Sept nouvelles se succèdent ensuite, qui ont pour point commun, comme l’indique la quatrième de couverture, de mettre en scène de l’érotisme queer. Sept nouvelles de septs auteurs et autrices dont je n’avais, jusque-là, jamais entendu parlé.

La première, Ereshkigal, signée de Morgane Stankiewiez, nous emmène dans un futur indéterminé, sur une lune terraformée dans une ambiance à la Cyberpunk (l’excellent jeux polonais des créateurs de The Witcher). L’autrice a une bonne vingtaine de romans à son actif, mais je n’en connais aucun. On y découvre une chanteuse punk dépressive, enfermée dans la cage dorée d’une compagne qui ne l’aime plus pour qui elle est mais pour l’histoire de rédemption qu’elle s’est attribuée. C’est sans compter sur un I.A. rebelle, qui par le corps et par la tête va lui rappeler qui elle est vraiment. L’ambiance est très aimable, mais le développement sans doute un peu simple, même si on note l’effort d’aller chercher un cadre mythologique sans doute moins courru que les poncifs habituels.

Couleur d’écume, de Morgan of Glencoe, est la deuxième nouvelle du recueil. Changement radical de décors pour présenter les amours saphiques d’une capitaine pirate au grand cœur qui tombe littéralement en adoration devant une petite rouquine irlandaise dans un décors de mer des caraïbes. Bien écrit, si l’on aime le vocabulaire marin, mais très fleur bleue. Rien qui m’a donné envie de découvrir les multiples romans que l’autrice et musicienne a apparemment publié chez ActuSF. La troisième nouvelle, Vœux électriques, de Karine Rennberg, nous plonge quant à elle dans le Paris de l’expo universelle. On retrouve deux protagonistes, à nouveau deux femmes, qui ont comme point commun de ne pas être comme les autres. L’une veut accéder à la connaissance dans un monde où celle-ci est réservée aux hommes, l’autre, riche veuve, a des goûts qui ne sont pas ceux de son temps. La fée électricité va cependant les aider à trouver une voie commune. Mignon, à nouveau, sans éclat.

On poursuit avec Bouches d’incendie, de Cordélia, qui se déroule dans une France contemporaine. Un jeune homme timide, ayant terminé récemment sa transition, rencontre sur le pavé d’une manifestation anti-nucléaire une jeune journaliste androgyne. Et c’est le coup de foudre. A nouveau, bizarrement très convenu. Vieilles connaissances, de Nadège Da Rocha, nous plonge quant à elle dans un univers médiéval où une chevaleresse sur le retour s’embarque dans une dernière aventure avec une jeune page un peu niaise avant de tomber, lors d’une chasse au dragon improvisée, sur une vieille amie et se rappeler, ainsi, de tendres souvenirs de jeunesse. Davantage maîtrisé, drôle par moment, nostalgique, la plume de Nadège Da Rocha m’a fait penser par moment aux textes plus courts de Robin Hobb. Et c’est un compliment. Le plus beau texte du recueil à mes yeux, sans doute en raison de son cadre de fantasy plus marqué.

Alpha Beauty, de Théodore Koshka, est sans doute le texte qui m’a le moins plus. Pourtant, l’idée de raconter un crime par la victime dans un futur indéterminé très marqué par une division de l’humanité en classes (les alphas, les bétas et les omégas) est une bonne idée sur le papier. Le fait que des traumatismes anciens et des non-dits émaillent le récit est aussi bien pensé. Mais le tout est gâché par un développement relativement minimaliste et par un choix assumé d’éviter les terminaisons genrées par un système d’écriture complexe lié à la classe et non au sexe/au genre. A part alourdir la graphie et parasiter la fluidité du texte, cela n’apporte en plus rien qu’un accord classique de genre n’aurait apporté également au texte. Soit. Enfin, le recueil se termine sur la nouvelle Comme un soleil, de J. M. Corrèze, un texte plus contemplatif qui nous parle des multiples vies d’une divinité mineure du feu qui, au fil des générations, s’incarne de diverses manières pour aimer des représentants et représentantes de « son » peuple. Original, poétique et doux. C’est clairement le deuxième point fort du recueil.

L’un dans l’autre, ce recueil, qui se veut une publication qui change le regard sur le genre et la littérature queer en général, est plutôt raté. Pour plusieurs raisons. D’abord, je crois comprendre que l’idée étaient que les textes forment un tout, sur le principe du cadavre exquis, chaque auteur et autrice élaborant son histoire à la suite du précédent. Pourtant, les liens sont extrêmement ténus (si l’on oublie les deux impératifs éditoriaux : de l’érotisme et des amours queers). Au-delà de quelques redondances de noms, seule la peur de l’eau revient comme thématique commune, embarquée d’histoire en histoire sous diverses formes et avec diverses conséquences. C’est un peu maigre, comme cadavre exquis : cela ressemble davantage à une contrainte éditoriale supplémentaire qu’à un vrai exercice de rédaction à multiples mains. Mais soit, c’est assez mineur comme soucis.

Non, mon principal problème est que l’ensemble est finalement très gentillet. Bien que l’on parle d’amours queer, il faut déjà noter d’emblée que cinq des sept nouvelles présentent uniquement des couples lesbiens. Je n’ai rien contre, mais c’est assez réducteur par rapport à la polyphonie des amours divers sont l’éditrice se vente pourtant dans son avant-propos. Et c’est extrêmement fleur bleue. La majorité de ces histoires se finissent bien pour leurs protagonistes principales, à la limite du « et iels vécurent heureux.ses jusqu’à la fin des temps« . Pas très subversif, comme message. Ni très réaliste : aucune d’entre elles n’a l’air de vraiment être victime de la société qui les entoure, de préjugés ou de difficultés particulières liées à leur sexualité ou à leur genre, alors que c’est pourtant bien le ressort scénaristique (et la trise réalité) le plus simple à mettre en œuvre.

Comme si cette sexualité différente (dans le sens différente de la majorité hétéro), pourtant l’objet principal des nouvelles, n’était en fait en rien un élément scénaristique. Je peux comprendre la démarche, souhaitant normaliser au maximum les pratiques sexuelles diverses, ne pas en faire un élément déclencheur ou un obstacle dans la dramaturgie interne du texte, mais alors pourquoi le mettre en avant comme un argument de vente du recueil ? De même, les scènes de cul (c’est plus tellement de l’érotisme, quand c’est explicite, les ami.e.s…), pour amusantes qu’elles soient à lire, sont aussi finalement très sages. Poppy Z. Brite, que j’avais commenté ici il y a quelques temps déjà, était nettement plus subversive sur le sujet il y a plus de 30 ans. Comme si l’érotisme queer (saphique, surtout) était complètement aseptisé pour donner une succession de saynètes gentillettes, dans un cadre SFFF qui fait vendre. Honnêtement, ça m’a rappelé les publications yaoi qui fascinaient les jeunes filles en manque de sensations fortes fin des années 90. Des bluettes soi-disant transgressives qui répondent davantage aux codes de la bit-lit que d’une véritable écriture engagée. Une belle déception, donc.

Dix jours avant la fin du monde

De Manon Fargetton, 2018.

Surtout connue dans le petit monde de la littérature de genre pour Les Illusions de Sav-Loar, sorti il y a quelques années chez Bragelonne, Manon Fargetton est une autrice active depuis déjà pas mal d’années dans des genres différents (fantasy, SF, tranche de vie, etc.) Surtout active dans la littérature jeunesse et adolescente, ce Dix jours avant la fin du monde semble trancher un peu de sa production habituelle, même si le roman fut dans un premier temps publié chez Gallimard Jeunesse. Choix assez étrange, tant les thématiques traitées par le roman s’éloignent un peu des canons du genre. Je peux cependant saisir que le bouquin vise un public d’ados, pour plusieurs raisons qu’on va développer ci-après. J’ai pour ma part lu le livre chez Folio SF, collection à laquelle je reste assez fidèle depuis ces débuts en l’an 2000 et dont je suis rarement déçu des choix éditoriaux. Ce n’est pas la première fois qu’ils republient dans une collection « adultes » des romans destinés initialement à la jeunesse (l’excellente trilogie A la croisée des mondes, de Philip Pullman, la moins inspirée mais agréable trilogie du Chaos en marche, de Partick Ness, etc.), mais ce n’est pas la raison qui me l’a fait sortir de ma PAL. La raison est assez simple : ça fait longtemps que je n’avais plus lu de postapocalyptique français.

Enfin, postapocalyptique, ce n’est pas tout à fait vrai. Comme le titre le laisse entendre, on est davantage dans du « pré-apocalyptique« , pour autant que la locution existe bel et bien. En résumé, dès l’entame du roman, la Terre se retrouve à saisir des fronts d’explosions, dont la provenance n’est jamais expliquée ni justifiée qui annihilent toute vie sur son passage. Ces explosions, débutant quelque part en Extrême-Orient (voir dans le Pacifique), progressent comme des vagues tant vers l’Est que vers l’Ouest. Leur point de rencontre se situe quelque part sur la côte atlantique européenne, à quelques miles marins des rivages normands et bretons. Ce déclencheur narratif nous est conté à travers le point de vue d’une demi-douzaine de personnages qui, au départ du roman, n’ont que des liens distants, quand ils en ont (deux sont voisins, d’autres sont collègues, un chauffeur de taxi vient s’ajouter, etc.) Tout ce petit monde, après le choc initial, va décider de tenter de survivre le plus longtemps possible en se dirigeant depuis Paris vers la côte en question, dans un contexte où la civilisation s’écroule petit à petit autours d’eux (fin des télécommunications, approvisionnement en eau, en nourriture, en carburant, etc.) Après un rapide calcul, ils arrivent à la conclusion qu’ils ont dix jours devant eux. Dix jours avant la fin du monde.

Sous le prétexte de cette apocalypse imminente, les différents protagonistes vont se dévoiler au fil des pages, essayant de résoudre les conflits intérieurs qui les occupent, de faire la paix avec leurs proches (s’ils sont encore vivants) et, surtout, avec eux-mêmes. Je ne pense pas utile de développer davantage l’intrigue ni les différents protagonistes dans ce court résumé, pour vous préserver des spoilers mais, surtout… parce que la personnalité des uns et des autres devient déjà un peu brumeuse dans ma tête, malgré le fait que je n’ai fini le livre qu’il y a quelques jours. C’est un peu le problème du bouquin à mes yeux : si l’autrice a tenté de donner des personnalités et des blessures intimes différentes à chacun de ses protagonistes, je ne peux pas m’empêcher de les confondre les uns avec les autres. Est-ce la paresse intellectuelle de ma part ? Peut-être. Ou est-ce simplement le fait que ces blessures intimes et ces trajectoires individuelles sonnent davantage comme des atermoiements adolescents qu’à de vrais préoccupations d’adultes qui seraient confrontés à pareille situation. Je ne peux m’empêcher de penser à ces séries pour ados produites à la chaîne par Netflix et consorts. Si les thématiques sont sérieuses (le viol, le deuil, le déracinement, etc.), elles sont traitées de manière tellement convenue que les émotions qu’elles provoquent sont finalement interchangeables.

Le bouquin m’est d’ailleurs un peu tombé des mains dans son deuxième acte. La premier acte, l’élément déclencheur, est traité avec suffisamment de subtilité pour provoquer l’intérêt et lorsque les protagonistes entrent en scène, leurs traumas sont encore inconnus et ils ne sont donc pas encore réduits à leurs fonctions narratives. Le dernier acte, la résolution, si elle est par moment convenue, est suffisamment soutenue par un crescendo scénaristique que pour tenir en haleine le lecteur. C’est le ventre mou du bouquin, les 200 pages de développement après le premier acte, correspondant grossièrement au voyage des protagonistes vers l’Ouest et leur installation sur la côte atlantique française, qui m’ont fait sortir de l’intrigue. Peut-être suis-je trop vieux pour trouver un intérêt dans ces développements individuels simplistes, ou peut-être suis-je lassé d’un cahier des charges des messages « humanistes » de la littérature ado auquel Manon Fargetton répond parfaitement. Le bouquin a du coup peu d’aspérités, peu de fulgurances qui en feront une lecture inoubliable. Sans doute l’avis d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice qui serait ici confronté à son premier bouquin de SF apocalyptique serait différent et plus enthousiaste. Pour le vieux renard que je suis, les ficelles sont un peu grosses et les surprises trop peu présentes pour en faire une lecture réellement digne d’intérêt. La plume de Fargetton est cependant agréable et elle a quelques bonnes idées : le récit dans le récit, par exemple, né d’un personnage écrivain qui trouve son inspiration, presque surnaturellement, dans ces évènements cataclysmiques, offre une parenthèse bienvenue dans le récit linéaire des évènements. Je réserve donc mon avis sur Manon Fargetton comme écrivaine et regrette simplement d’avoir fait sa connaissance à travers un roman trop convenu pour être réellement intéressant.

Rebel Moon: Part Two – The Scargiver

De Zack Snyder, 2024.

Je sais bien que j’ai dit de ne pas perdre son temps à regarder le premier il y a déjà quelques mois dans ces colonnes et il peut donc sembler étrange que je chronique tout de même le second. Est-ce du stakhanovisme ? Du masochisme ? Une recherche un peu putaclic de rester dans l’actualité ? Non, rien de cela. J’avais simplement le secret espoir, sans trop d’enthousiasme malgré tout, que Snyder allait pouvoir déployer un peu plus d’ambition dans un second opus qui ne perdrait pas son temps à exposer ses personnages principaux. Je n’espérais pas un film parfait, car je ne pense pas que Snyder ait jamais réalisé un film parfait, mais j’espérais cependant quelque chose de plus grand, un souffle d’épique caché sous une averse de ralentis et de gimmicks de réalisation lourdingues.

Et je fus bien sûr déçu, comme on pouvait s’y attendre. Comme je m’y attendais moi-même, si on est un tout petit peu honnête. Que dire qui n’a pas déjà écrit un peu partout sur Internet entretemps ? Bien sûr, les longueurs inexplicables des deux premiers tiers, essentielles consacrées à la récolte du blé sur la petite lune qui servait de décors au premier opus, frisent le ridicule. Bien sûr, la maigreur du développement des personnages secondaire oblitère tout impact émotionnel quand l’un d’eux décède. Bien sûr, la fascination de Snyder pour ses nouvelles focales fait que pratiquement aucun plan du film n’est agréable à regarder, miner par des flous constants et embarrassants qui rendent tout le travail de design sur les décors inutile. Bien sûr, le scénario, qui emprunte peut-être encore plus largement à Star Wars et à un salmigondis de références SF mal digéré, frise le degré zéro de l’intérêt alors que je fais à priori partie d’un public de convaincus à la cause.

Tout cela n’est pas nouveau, ni inattendu. Non, ce qui me chagrine particulièrement tient essentiellement à deux choses. D’abord, malgré un budget conséquent, on reste dans une production de type « plate-forme« . Si Netflix et les autres sont devenus au fil des dix dernières années le bon canal de production/distribution pour un certain type de cinéma d’auteur, ils montrent leur limite avec le cinéma grand public. Comprenons-nous bien : je ne dis en aucune manière que Netflix et consorts se sont tout d’un coup trouvé une âme de cinéphiles. Quand ils produisent du cinéma que l’on pourrait appeler « d’auteurs« , c’est pour se donner une bonne image lors de la saison des prix, sachant que les œuvres ainsi produites restent au maximum quelques jours en tête de gondole lorsque vous ouvrez votre application, pour rapidement tomber dans les profondeurs d’un algorithme qui favorisera toujours le dernier blockbuster insipide écrit par une a.i. en mal d’inspiration, façon Adam Project ou Red Notice. Car Neflix veut surtout satisfaire le plus grand nombre avec un contenu aseptisé, facile à digérer, facile à oublier. Du Rebel Moon, en somme. Une grosse production (à l’échelle d’une plate-forme), vendue à grand renfort de « nous avons laissé carte-blanche au réalisateur« , alors même que celui-ci est devenu tellement formaté qu’il n’imaginerait même plus sortir d’un cadre de référence qui ne laisse aucune place à l’œuvre, mais fonctionne en termes de produits.

Et c’est mon second problème : même son réalisateur considère Rebel Moon comme un produit. Dès le départ, il nous explique à force d’interviews que le « vrai » film sera la version longue qui sortira en exclusivité dans quelques mois, dont la double promesse est « plus de sexe, plus de violence« . Quel est donc l’objet que Netflix nous sert alors avec de deuxième opus inachevé ? Une version facilement digeste ? Qui passe la censure internationale des nouveaux marchés que sont la Chine ou le Proche-Orient ? Une forme d’industrialisation de la fameuse scène d’embrassade lesbienne du Star Wars 9, formatée pour être coupée pour les marchés « frileux » auxquels Disney accorde tout son crédit ? Le fossoyeur de film, aka François Theurel s’est récemment associé au Marty de la Séance de Marty pour livrer un dytique sur « le cinéma, c’était mieux avant« . Au-delà du fait qu’il s’agit sans doute de l’un des meilleurs documentaires sur l’évolution du cinéma des 20 dernières années, sur le fond comme sur la forme, et au risque de passer pour un vieux con, je dois admettre qu’ils ont raison. Le « bon » cinéma, ou plutôt le cinéma intéressant, existe toujours. Et il est sans doute plus accessible qu’il ne l’a jamais été dans les back-catalogues de toutes nos laiteries digitales que sont les plateformes de SVOD. Mais il ne faut pas se leurrer : ces mêmes plates-formes ne cherchent pas à développer un art qui arrive en fin de cycle, elles cherchent seulement à développer une industrie dont elles pourront tirer profit jusqu’à la dernière goutte. Il est temps de redevenir sélectif et de réinvestir dans les créateurs en allant au cinéma ou en achetant dans le commerce les supports physiques des œuvres qui vous parlent. Cela ne doit pas forcément être un film ouzbèques sur la culture du pavot au XVIII, mais bien une démarche sincère, même lorsqu’il s’agit de produire un honnête divertissement.

Et Snyder et Netflix ne visent aucunement cela. Ils nous servent simplement un produit aseptisé, dont tous le angles ont été arrondis. Une sorte de fast-food de luxe. Un resto de burgers où des barbus musclés et souriants (comme le barista de chez Starbucks) vous servent un « bête » cheeseburger à 29,99€. Même avec un bel emballage dont le marketing est super bien réfléchi, cela reste de la malbouffe. Si l’on résume, non seulement Rebel Moon, partie 2, est oubliable (et déjà en grand partie oublié), mais il incarne sans doute mieux que l’ensemble des autres productions de plate-forme le cynisme commercial de ces boîtes et leurs « créateurs » qui ne visent qu’à livrer des produits simples et prémâchés à des segments de publics toujours davantage réduits et ciblés en fonction de leurs hauts revenus (comprendre : les geeks sont devenus maîtres du monde !). Demeure une lueur d’espoir : le public, aussi segmenté soit-il, commence doucement à se rendre compte de ce formatage limitatif. Le premier volet, vendu avec une campagne de pub rarement vu pour des plateformes de streaming, n’a pas marché. Et le second volet est sorti dans l’indifférence générale, même plus mis en avant par Netflix. Ce qui signifie sans doute que les futurs plans de Snyder pour en faire encore trois-quatre derrière (ah ! le fantasme absolu des « cinématic universe » !) se verra sans doute traduit dans une série télé annulée après une saison ou dans une série de comics confidentiels. Et c’est sans doute pour un mieux. Entretemps, il nous reste deux longs métrages qui s’inscriront dans doute dans l’histoire du cinéma comme le parangon de la médiocrité et du manque de courage d’un certain cinéma des années 2020. L’exemple poussé à l’extrême du fameux distinguo des frères Russo : « In New-York, they make motion pictures, here in hollywood, we make movies« . Or garbage.

A Scanner Darkly

De Richard Linklater, 2006.

Dans la catégorie des adaptations de romans et nouvelles de Philip K. Dick, j’évoque aujourd’hui sans doute l’une des moins connues du grand public. A côté de mastodontes auréolés de l’étiquette de film culte que sont Blade Runner, Minority Report ou Total Recall, A Scanner Darkly fait office de petit poucet. Adapté du roman éponyme de Dick (traduit en français sous le titre de « Substance Mort« ), A Scanner Darky s’apparente davantage au film d’auteur qu’au gros blockbuster hollywoodien. C’est d’ailleurs moins un film de science-fiction qu’un film d’anticipation. Ajoutez à cela le fait que ce n’est pas un film live, mais bien un film d’animation en rotoscopie basée sur des prises de vue réelle et vous avez en fait un film relativement inclassable. Qui n’a, malheureusement, pas rencontré son public, ni en salle ni après.

Pourtant, Richard Linklater n’est pas un manche. Et en 2006, ce n’était pas un inconnu au bataillon : c’était déjà l’homme derrière Before Sunrise, Before Sunset, Fast Food Nation ou encore Rock Academy. Un réalisateur qui aime bien les concepts, donc. Et qui poursuivra dans la veine, en signant Boyhood en 2014, le fameux film dont tout le monde se souvient car le tournage s’est étalé sur douze années successives, pour suivre la croissance du gamin qui tient le rôle-titre (le film en lui-même comme objet cinématographique n’étant pas spécialement resté dans les mémoires). En plus, Linklater, pour son deuxième film d’animation en rotoscopie (il maîtrisait donc bien la technique/le concept) a pu compter sur un casting de ouf sur A Scanner Darkly : le rôle principal échouant à Keanu Reeves, déjà un superstar à l’époque qui nous livre ici une performance égale à ce qu’il sait faire, et les rôles secondaire dévolus à Robert Downey Jr. (alors au tout début de sa deuxième carrière, tout juste auréolé du succès de Kiss Kiss Bang Bang), Woody Harrelson, Rory Cochrane ou encore Winona Ryder. Que du bon, donc.

Mais qu’est-ce qui n’a pas marché alors ? La rotoscopie en elle-même, qui depuis les essais de Ralph Bakshi sur le Seigneur des Anneaux dans les années 70 n’a jamais réellement trouvé sa place dans l’imaginaire collectif ? Un récit finalement très intimiste, plus proche du huis-clos angoissant que du grand spectacle auquel les adaptations de SF US nous a habité au fil des ans ? Ou encore la thématique du film, qui le rend plus proche d’un Las Vegas Parano que d’un blockbuster ? Ou son rythme très particulier et son développement assez lent ? Sans doute un peu de tout à la fois.

Keanu Reeves y interprète en effet avec brio le personnage de Bob Arctor, un flic infiltré chargé … de se surveiller lui-même ! Infiltré dans une bande de losers drogués jusqu’aux yeux pour comprendre la filière d’approvisionnement d’une nouvelle drogue qui fait des ravages, Bob héberge dans sa maison de banlieue lambda le fantasque James Barris (Robert Downey Jr.) et le perché Ernie Luckman (Woody Harrelson), squatteurs paranos et grands consommateurs. Viennent s’y ajouter Freck (Rory Cochrane), constamment en bad trip, et sa petite amie Donna (Winona Ryder), instable psychologiquement qui refuse pour une raison non-explicitée les contacts physiques.

Bob, afin de jouer son rôle d’infiltré au mieux, commence lui-aussi à consommer cette nouvelle drogue, la Substance D (Substance Mort dans la VF du roman), ajoutant à son mal-être et à son insatisfaction sexuelle les méfaits d’une substance destructrice. Et quand James vient le dénoncer chez les stups comme étant le baron local dudit trafic, le film vire carrément à l’absurde, où les réalités se mélangent dans un grand pot-pourri de camé qui s’enfonce dans les méandres de sa propre psyché malade. On est donc en plein dans du K. Dick, à n’en pas douter. Lui-même, comme ses innombrables bio le confirment, était assez versé dans les psychotropes divers et variés qui, s’ils peuvent étendre l’imagination, ont quand même quelques légers effets secondaires dommageables pour le cerveau humain… D’aucun n’hésitent pas à affirmer, du coup, que ce Scanner Darkly est l’un des récits les plus personnels de K. Dick, prétextant quelques fulgurances anticipatives (le « costume » changeant aux multiples visages changeant en permanence est devenu une réalité entre temps, avec les fameux masques taïwanais qui trompent les caméras de surveillance chinoises en rendant impossible la reconnaissance faciale utilisé lors des grandes manifestations contre le pouvoir), travestit sous la forme d’une histoire assez simple et courte ses propres penchants pour l’autodestruction et la paranoïa aiguë (rappelons que K. Dick était en effet persuadé d’avoir été surveillé par le gouvernement américain, sans que l’on ait jamais su démontré si cela était vrai ou non).

Linklater livre quant à lui sa version du roman de Dick. Aussi colorée que pessimiste, servie par des acteurs au mieux de leur forme, ce long métrage d’animation peut aussi se vivre comme un trip sous acide. La litanie continue délirante de James, dans laquelle on peut repérer les prémices du Holmes interprété par Dwoney Jr. quelques années plus tard, endors littéralement le spectateur dans des fausses pistes et dans une complexité artificielle. La conclusion du récit, aussi expéditive et déprimante que bizarrement porteuse d’espoir, ne font que confirmer le message du film : il FAUT se méfier des autres, des apparences, des paradis artificiels qui ne font que toujours davantage vous isoler. Un film qui se prétend compliqué pour mieux camoufler sa morale simple. Alternativement, une descente aux enfers qui laisse peu d’espoir dans l’humanité. Ou encore une comédie over-the-top où quelques comédiens en roue libre s’amuse à forcer le trait car ils se savent filmés pour mieux ensuite être dessinés. A vous de déterminer quelle version vous voulez voir.