Contes de la fée verte

De Poppy Z. Brite, 1993.

En 1993, lorsque Poppy Z. Brite a débuté sa période de gloire dans la littérature de genre, elle était encore une femme. Maintenant, 30 plus tard, Poppy Z. Brite, de son vrai nom Billy Martin, a changé de genre et est devenu ce qu’il a toujours, semble-t-il, souhaité être : un homme homosexuel. J’utiliserai donc le masculin dans la suite de ce billet, puisque l’auteur en a décidé ainsi. Et ce prolégomène, qui ne s’intéresse qu’à la vie privée de l’auteur, est une précision nécessaire pour bien saisir l’œuvre de Brite.

En effet, ce recueil de nouvelles, préfacé par nul autre que l’excellent Dan Simmons, est fort marqué par les choix de vie de son auteur. Ainsi, à travers les douze courtes nouvelles, Brite met principalement en scène des hommes, jeunes, minces, androgynes et homos pour la plupart (ou bisexuels, pour faire bonne mesure). D’une certaine manière, la lecture du recueil m’a fait de nombreuses fois penser aux shôjos des années 90 et, en particulier, à la production de Kaori Yuki (Angel Sanctuary, Comte Cain, etc.) où des bishounens torturés souffrent à longueur de tome d’un mal-être existentiel souvent provoqué par des frustrations sexuelles inexprimées. Sans même parler de la production yaoi (à savoir des mangas destinés aux jeunes femmes et mettant en scène les émois homosexuels, explicites ou suggérés, entre de beaux jeunes hommes).

Pourquoi cette digression vers le monde du manga ? Et bien parce que c’est, je pense, à peu près le même public qui est visé et les mêmes tropes qui sont utilisés dans ces nouvelles de Poppy Z. Brite. L’auteur poursuit en effet le mouvement entamé par An Rice en 1976 avec son Entretien avec un Vampire et l’amène vers de nouveaux horizons. Brite est connu comme l’un des auteurs majeurs de la tendance splatter horror (= mise en scène très graphique et explicite de l’horreur, à l’instar de l’oeuvre de Clive Barker, inspiré du giallo italien et des séries B américaines d’horreur des années 70/80) au début des années 90. Pourtant, très honnêtement, même si Brite n’évite en effet pas les scènes explicites et a certaine fascination pour la mort, la torture, le glauque et le sexe, tout cela reste relativement sage. Je me souviens que les auteurs « inspirés » par Poppy Z. Brite sont nettement plus dérangeants, par exemple dans les recueils Eros Vampire édités par Brite lui-même quelques années plus tard.

Brite est en effet encore fort marqué par les grands récits gothiques (l’une des nouvelles s’ouvre d’ailleurs sur une référence directe à Lovecraft) des 18 et 19èmes siècles et cela se sent, se voit, se lit dans ses textes. Brite a par ailleurs un talent certain avec sa plume : les nouvelles sont définitivement de très bonne facture quant à leur style. Proches de la poésie, les descriptions des lieux comme des sentiments des protagonistes sont particulièrement agréables à lire, bien servies également par une traduction de très bonne facture. L’ensemble se révèle donc être un recueil de nouvelles érudites, poétiques, dramatiques et sinistres, mêlant allègrement l’hommage à une certaine forme de classicisme gothique et des concepts et réalités davantage punks et modernistes.

Pourtant, et malgré la qualité intrinsèque des textes ici présentés, le recueil s’oublie assez vite. C’est d’ailleurs, si vous me permettez la généralisation, le problème de la carrière complète de l’auteur : s’il a marqué le genre pendant quelques années en proposant quelque chose de neuf et de construit, ses textes sont tombés assez vite dans l’oubli. La raison en est selon moi assez simple : ils sont très marqués dans leur temps. On y voit, on y respire, on y vit une certaine forme de nihilisme grunge & goth très marqué dans l’imaginaire du début des années 90. Par ailleurs, même si les nouvelles proposent des trames assez diverses, du zombie aux fantômes en passant par le conte macabre, ils ont le grand défaut d’être trop semblables l’un à l’autre. Calcutta, seigneur des nerfs, seule nouvelle primée du recueil, en est sans doute la meilleure : elle offre une relecture intéressante et désespérée du concept de zombie. Mais pour les autres, bien vite, les différentes histoires ont tendance à s’effacer de la mémoire du lecteur pour se mélanger et laisser un souvenir confus d’histoires mélodramatiques, où les frustrations et perversions sexuelles se mélangent aisément avec un goût prononcé pour le macabre, l’horreur et le désespoir.

Poppy Z Brite lui-même en a d’ailleurs eu marre après quelques années et a choisi de quitter la littérature de genre pour passer à des textes plus positifs et brillants, arguant que cette fascination pour l’horreur avait un effet négatif sur son équilibre mental. On ne peut que le croire, mais force est de constater qu’il a depuis lors complètement disparu de la circulation et n’a plus été mentionné qu’en raison de sa transition de genre et non plus, malheureusement, pour ses œuvres. Reste à soulever notre verre d’absinthe (la fée verte éponyme, pour les inattentifs) en hommage à la carrière en forme d’étoile filante de la littérature de genre dont le recueil ici chroniqué est sans doute le parangon de sa production. Santé.

Shining in the dark

Edité par Hans-Ake Lilja, 2017.

Quelques années après sa sortie originale, ce recueil de nouvelles éditée à l’occasion des 20 ans du site web Lilja’s Library, site de référence internationale sur l’œuvre de Stephen King, sort finalement en poche en français chez ActuSF/Hélios. Bonne idée de la part d’ActuSF de s’intéresser à la superstar du Maine pour mettre en valeur la collection poche qu’ils partagent avec d’autres maisons d’édition du fantastique français et encore meilleure idée de proposer un recueil de nouvelles, format dont, vous le savez entretemps, je suis un grand amateur.

Assez peu de grands noms de la fantasy, du fantastique ou de l’horreur moderne au sommaire de ce recueil et une programmation qui ne laisse que peu de place à des inédits, mais néanmoins une construction d’anthologie assez intéressante, mélangeant les époques et les styles pour finalement ressembler à l’œuvre de l’auteur qu’elle entend honorer : l’éclectisme King-ien, qui peut passer du Dr. Sleep à Cujo en passant par la Tour Sombre et aux nouvelles touchantes de Quatre saisons. N’étant pas un grand lecteur de King, je ne me prétends pas spécialiste de son œuvre, mais j’ai comme tout un chacun été confronté à son imaginaire multiple ces 40 dernières années, à travers les nombreuses adaptations ciné et télé de ses œuvres (avec plus ou moins de bonheur) ou à travers la grande influence qu’il a eu sur la culture populaire en général (Stranger Things, on pense à toi).

C’est donc avec un certain plaisir que je me lance dans l’exercice habituel de toucher un mot sur chacun des textes présents dans l’anthologie avant de tenter de conclure par un avis général. Le recueil d’ouvre donc sur une courte nouvelle oublié du maître de l’horreur, à savoir Le compresseur bleu, que King en 1971 (donc assez tôt dans sa carrière). Relativement anecdotique, on retiendra surtout que King se lance assez hardiment à l’attaque du quatrième mur s’adressant « face caméra » (comment étendre ce concept à la littérature sans prendre trois paragraphes pour l’expliquer ?) au lecteur.

Le second texte, le seul écrit à quatre mains du recueil et signé par Jack Ketchum et P.D. Cacek, fait directement plus froid dans le dos. Moins farce que le texte de King, les deux auteurs imaginent ici une conversation digitale entre deux amants potentiels sur un forum de rencontre. Le réseau, c’est le titre de la nouvelle, cependant, se passe mal. L’homme n’est pas le gentleman qu’il prétend être et la (très, trop) jeune fille qui lui répond a bien mal caché son ingénuité. Texte intéressant, mais finalement plus sinistre qu’effrayant. Au moins m’a-t-il permis de connaître Jack Ketchum, décédé il y a quelques années, qui semble assez prolifique dans le genre de l’horreur. Sa co-autrice, P.D. Cacek, est quant à elle plus discrète.

Le roman de l’Holocauste, troisième texte, est signé par Stewart O’Nan, auteur prolifique mais surtout connu pour avoir été co-auteur d’un bouquin avec Stephen King par chez nous. Nombre de ses livres ont été publié en français, mais chez L’Olivier, qui n’a pas forcément pignon sur rue. Pourtant, la nouvelle est réellement très intéressante. Elle imagine, de manière assez maligne, qu’un livre de substitue à son auteur, qu’une œuvre vie une vie de people bien malgré elle, avec les questions que cela suscite sur sa légitimité et son appropriation par d’autres. Ecrire sur les écrivains étant l’un des grands dadas de King, le lien est bien trouvé, la nouvelle faisant cependant davantage réfléchir que frémir.

Aeliana de Bev Vincent est la nouvelle suivante. Restée dans les cartons de l’auteur pendant des années, il semble avoir profité de l’occasion pour la ressortir et la publier dans le cadre de cette anthologie. Choix étrange, car on est ici davantage proche de la dark fantasy ou de l’urban fantasy, mais l’histoire mettant en scène une lycanthrope opportuniste est assez bonne pour soutenir l’intérêt du lecteur, même si la fin est probablement un poil (arf arf arf) convenue. Charabia et Theresa, le texte suivant, est d’un style très différent. Clive Barker, que l’on ne présente plus, s’en prend ici une nouvelle fois à l’imaginaire chrétien pour nous présenter les effets secondaires d’une descente angélique sur Terre. Avec le cynisme que l’on sait familier à l’auteur d’Hellraiser, les apparences sont cependant trompeuses et les canonisés peuvent rapidement s’avérer être des ordures et les anges des sanguins qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes. Court texte très malin dont les protagonistes principaux, il faut le noter, sont une tortue et un perroquet.

La fin de toute chose, de Brian Keene, est certainement la nouvelle la plus triste de l’anthologie. Si la situation est horrible, l’horreur en tant que telle n’est pas ici l’objet du texte. On est face à un homme dont la vie est détruite et qui n’a pas d’autres échappatoires que de tendre les bras à la fin de toute chose. Emotion garantie. Richard Chizmar, à travers la nouvelle suivante, La danse du cimetière, en est l’exact contrepied. Reposant sur sa chute (que l’on peut malheureusement deviner assez vite), la très courte nouvelle n’est pas spécialement marquante même si elle fonctionne assez bien en lecture rapide.

Le gros morceau de l’anthologie est cependant la nouvelle suivante, L’attraction des flammes, de Kevin Quigley. Auteur relativement méconnu, il signe ici un texte à mi-chemin du Pays d’octobre de Bradbury et du Ca de King. Le décor de la fête foraine automnal, toujours très évocateur, sert à un récit nettement plus long que les autres mettant en scène trois gamins aux mains d’un tortionnaire imaginatif et appréciant particulièrement les papillons de nuit. Haletant, très marqué hommage à King, mais aussi très efficace.

Le compagnon, de Ramsey Campbell, poursuit dans la voie de la fête foraine, mais malgré son auteur phare, accouche littéralement d’une souri. Le texte, pas mauvais en soi, ne laisse cependant aucune trace tangible après quelques heures. Dommage, car le cadre était là. Choix d’anthologiste étrange, l’antépénultième nouvelle est la réédition d’une nouvelle mineure d’Edgar Allan Poe. S’il est amusant de publier un texte d’une inspiration de King dans un recueil en hommage à ce dernier, on regrettera cependant que Le cœur révélateur est finalement assez mineur et ne dit pas grand-chose sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre de Poe.

L’amour d’une mère, de Brian Jones Freeman, est quant à lui assez amusant, mais a le défaut de reposer, comme le genre l’oblige souvent, uniquement sur sa chute. A l’instar de La danse du cimetière, évoqué plus haut, le problème réside dans le fait que lorsque cette chute est prévisible, l’impact du texte en prend directement un coup. Reste une démonstration maligne, mais un peu veine. Enfin, l’anthologie se conclut sur ce qui est le deuxième texte majeur du recueil et, à nouveau, un véritable hommage aux écrits de King. Le manuel du gardien, du suédois John Ajvide Linqvist est la seule nouvelle inédite spécifiquement rédigée pour l’anthologie. Le texte, nous comptant l’histoire d’un nerd qui se découvre une influence sur les autres à travers ses capacités de conteur/maître du jeu à D&D et autres JDR, est aussi horrible que bien menée. Flirtant volontiers avec Lovecraft, King et la cuture geek, Linqvist, que je ne connaissais absolument pas, parvient à dresser une galerie d’adolescents mesquins, médiocres, naïfs et revanchards, bref une galerie d’adolescents réalistes en quelques dizaines de pages. Sans oublier de faire progresser son récit et de surprendre son lecteur. Une superbe découverte.

Et il aurait sans doute mieux valu que Hans-Ake Lilja, qui éditait ici sa première anthologie, se tourne davantage vers la jeune scène de l’horreur européenne pour rédiger des inédits sanglants et menés tambour battant. Le propre d’une anthologie est toujours de mélanger le bon et le moins bon, mais le choix fait ici de prendre des textes mineurs des uns et des autres pour avoir quelques grands noms sur la quatrième de couverture ne donne pas à l’ensemble une qualité fantastique. Rapidement lue, l’anthologie ne restera donc pas dans les annales et on ne peut qu’espérer que son éditeur, si l’envie lui en reprend, se tournera davantage vers l’inédit que vers le recyclage sans grands liens avec l’objet même de l’hommage au cœur du projet : l’œuvre du grand Stephen King. Dommage, il y avait matière à exceller.

Cthulhu – Survie en terres lovecraftiennes

D’Alain T. Puysségur, 2020.

Je suis assez jaloux d’Alain T. Puysségur. L’auteur, surtout spécialisé dans la littérature jeunesse inspirée de jeux vidéo et dans le game-design, a couché sur le papier une idée qui m’était venue il y a quelques années et qui me taraudait régulièrement depuis : ne pourrais-je écrire un bouquin qui prend le mythe de Cthulhu (et, plus largement, l’univers de Lovecraft et de ses descendants littéraires) pour vrai ? Pas de chance, Puysségur l’a fait avant moi. Son guide, dont il prête la paternité au journaliste fictif Ian Arzhel, entends éduquer le lecteur sur les horreurs abyssales et autres joyeusetés chitineuses issues de l’imagination de l’homme de Providence.

Et Puysségur de le faire avec un certain brio. Bel objet, édité par Bragelonne qui étend chaque année sa collection « Cthulhu » par des livres inédits en plus de republier les textes du maître, ce guide de survie se divise en différents chapitres abordant l’imaginaire lovecraftien par thématique, à la manière d’un manuel de jeux de rôle. Construit comme une progression vers l’horreur, le guide souhaite éveiller son lecteur aux réalités du monde des anciens dieux et aux horreurs et dangers qui le peuple. Tout son propos est de prévenir et d’éduquer, dans la mesure du possible, afin de préparer le chaland à reconnaître les signes du mythe et à s’en protéger de toutes les manières possibles.

Amusant et érudit, le guide aborde tous les immanquables auxquels on s’attend dans pareil ouvrage : les grands anciens, le monde du rêve, les créatures du mythe, les livres maudits ou encore les artefacts connus que l’on retrouve tant dans les écrits de Lovecraft que dans ceux de Howard, d’Ashton Smith ou encore de Belknap Long. Plus surprenant, on y lira aussi une forme de classification du héro lovecraftien, allant de la victime à l’enquêteur en passant par l’érudit ou l’amateur d’occulte. Cela, comme je le disais plus haut, rapproche ce guide d’un manuel de jdr qui ne dit pas son nom et peut donc aisément être utilisé dans ce cadre pour colorer une campagne de jdr dans un système de jeu non-dédié.

Le bouquin est par ailleurs richement illustré au-delà de sa couverture inquiétante. Les cahiers intérieurs sont ainsi dotés de marges assez larges qui permettent à l’auteur fictif, Ian Arzhel, d’annoter ses écrits, de les compléter par des dessins presque symboliques, par des citations ou des commentaires effrayés. Puysségur s’est même amusé à agrémenter ses pages de textes rédigés dans un alphabet fictif, dont la clé de lecture est livrée au gré des pages du bouquin. J’avoue ne pas m’être amusé à « traduire » lesdites annotations, mais ça donne certainement un cachet supplémentaire à l’objet-livre, qui bénéficie donc d’un travail d’édition méticuleux et agréable à l’oeil. Seul petit regret à ce propos : le choix de la fonte de caractère pour les annotations « manuscrites » qui est assez difficile à lire, certaines consonnes étant difficile à distinguer l’une de l’autre.

Dans l’ensemble ce guide est donc une lecture agréable qui, bien qu’elle n’apprenne pas grand-chose à l’amateur de Lovecraft, peut aisément constituer une porte d’entrée didactique et complète (malgré sa pagination finalement relativement modeste) sur l’œuvre de Lovecraft. Cela transpire à toutes les pages que Puysségur est un amoureux des textes de l’homme de Providence et qu’il a mis tout son cœur dans cet ouvrage qui se veut une référence dans le domaine. Les esprits chagrins (j’en suis, parfois) regretteront peut-être quelques faiblesses d’écriture et de style qui rendent parfois le propos redondant. Avec dix mises en garde similaires, on aura en effet compris l’idée. De la même manière, et même si c’est logique dans la logique interne du récit, il est un peu lassant de lire que la solution est systématiquement la fuite dès que l’on est confronté à une manifestation du mythe. Sur le fond, c’est certain, mais il n’était peut-être pas nécessaire de le répéter toutes les trois pages… Au-delà de ces faiblesses mineures, le bouquin reste une lecture agréable et une référence utile pour s’y retrouver dans l’œuvre de Lovecraft et ses multiples avatars, pour celles et ceux qui ne serait pas amateurs éclairés des textes d’origine.

Lovecraft Country

De Matt Ruff, 2016.

Après le hype de la blogosphère il y a quelques années et le hype de la série télé l’année passée, il était temps pour moi d’ouvrir le roman de Matt Ruff et de tenter de me faire ma propre opinion. Pour une fois, j’ai choisi de lire le bouquin avant de regarder la série télé, sachant que la série va sans doute, du coup, me décevoir. Mais peu importe, je n’ai de toute façon pas l’occasion de regarder beaucoup de séries ces dernières années. Bref. Lovecraft Country, c’est un concept malin : mixer l’ombre de Lovecraft et un sujet hautement politique et indirectement lié, le mouvement BLM (né en 2013, déjà). Pourquoi indirectement lié ? Et bien parce que, nous l’avons déjà abordé de nombreuses fois dans ces colonnes, Lovecraft était d’un racisme crasse envers la communauté afro-américaine. Et que les auteurs de SF ont du mal à vivre avec ce poids sur les épaules.

Du coup, Matt Ruff a choisi l’approche la plus directe : la frontale. L’auteur, relativement peu prolixe et qui ne se cantonne pas à la SF ou à la fantasy dans son œuvre, signe donc ici un hommage tantôt comique tantôt dramatique, à une culture de l’horreur propre à l’Amérique des années 50/60, encore en pleine ségrégation raciale sous le coup des lois Jim Crow. On y suit, notamment, la vie d’Atticus Turner, un black sortant de l’armée et travaillant en Floride rappelé dans sa Chicago natale suite à une mystérieuse lettre de son père. Ce dernier, peu proche de son fils, lui apprends dans son courrier avoir finalement, après de longues années de recherches, trouvé la trace des ancêtres de la mère d’Atticus, décédée voilà déjà quelques années. Interloqué, Atticus rentre donc chez son oncle qui lui apprends que son père a disparu il y a quelques jours après avoir suivi un blanc dans une berline de luxe. Ce qui est totalement contraire aux principes de son père, proche des éditeurs du Green Book et farouche défenseur des droits civiques des afro-américains, suspicieux par réflexe face à n’importe quel compatriote blanc.

Tenter de retrouver son père amènera Atticus sur les traces d’un culte étrange et satanique, vivant reclus dans un village perdu du Sud raciste, où il apprendra finalement qui il est vraiment. Et, sans développer davantage, il ne s’agit là que de la première nouvelle ou récit du roman. En effet, alors que je m’attendais à lire un roman relativement classique dans sa forme, Lovecraft Country est en fait un collage de pas moins de huit récits, pratiquement des nouvelles, interconnectées dont la première donne son nom au roman. Chaque récit met en avant l’un des personnages de l’entourage d’Atticus et ses démêlées avec le culte étrange dans une Amérique encore profondément ségrégationniste, avant de rejoindre les différents fils cousus dans une dernière nouvelle chorale qui entends conclure l’arc narratif ouvert dans la première nouvelle et poursuivi tout du long.

Lovecraft Country se lit d’une traite. Ruff fait preuve d’un don évident pour nous tracer des personnages qui sont autant caricaturaux d’attachants. Montrose, le père d’Atticus, revêche et peu aimant, est par exemple l’un des personnages les plus sympathiques du bouquin. Tout comme l’est, d’une autre manière, l’antagoniste et chef du sombre culte Caleb Braithwhite. Le portait d’une Amérique passée et malheureusement encore actuelle est bien amené. De fait, si le livre dénonce le racisme et l’iniquité de l’outrageuse politique ségrégationniste et des Lois Jim Crown, il le fait de la même manière que le récent Green Book de Peter Farrelly (2018) : c’est l’un des éléments principaux du récit, mais c’est aussi un argument de développement scénaristique et cela s’accompagne, aussi, d’une certaine forme de dérision face aux excès parfois ridicules du militantisme (des deux côtés).

Ce n’est donc pas tant un livre de combat qu’un livre qui choisi un cadre compliqué et qui l’utilise intelligemment. Lovecraft, dont l’ombre plane surtout sur la première nouvelle, est un argument finalement peu utilisé dans le roman, qui parle plus de magie que de créatures réellement monstrueuses. ça et là, une touche d’horreur lovecraftienne ressurgit bien, mais ce n’est pas vraiment le propos : on est surtout là pour comprendre comment cette famille (dans le sens étendu du terme) de militants de la cause noire va s’en sortir face aux manipulations d’un sorcier blanc sûr de sa supériorité et qui semble toujours avoir deux coups d’avance sur eux. Et ça marche ! Le livre est réellement un page-turner, aussi agréable à lire qu’intelligemment construit. Un bon moment de lecture en perspective, donc, si vous n’avez rien à vous mettre sous la dent (sous les yeux ?) pour l’instant.

La quête onirique de Vellitt Boe

De Kij Johnson, 2016.

Dans la longue tradition de ce blog d’arriver après la guerre, nous allons parler aujourd’hui de La quête onirique de Vellitt Boe, que toute la blogosphère SFFF a déjà chroniqué il y a deux ans quand le bouquin était sorti en grand format chez Bélial’ (le monde est petit). Et, une fois encore, nous allons parler de Lovecraft (qui, décidément, a beaucoup occupé mes lectures cette années, de manière souvent détournée, inspirée ou inspirante). Kij Johnson est une romancière américaine connue en francophonie surtout pour sa nouvella Un pont sur la brume qui participa au succès éditorial de la collection Une Heure Lumière à ses débuts. La novella, très poétique, insistait davantage sur l’ambiance d’un monde étrange que sur l’action réelle de son moteur narratif. Elle avait cependant marqué les esprits pour sa capacité d’évocation d’un monde à la marge.

Et c’est précisément ce qui fait aussi la force de sa Quête onirique de Vellitt Boe. Johnson a eu l’idée amusante d’imaginer La quête onirique de Kadath l’inconnue (H.P. Lovecraft, 1943 – publication posthume) à l’envers. C’est-à-dire d’imaginer la quête d’un habitant du pays des songes qui tenterait d’entrer dans le monde des hommes (le monde réel, de notre point de vue de lecteur). Le prétexte avancé tient la route : Vellitt Boe, une professeure au Collège pour femmes d’Ulthar est réveillée en pleine nuit. L’une de ses pensionnaires s’est enfuie avec un rêveur vers le monde des humains. La jeune femme en question, dont le père fait partie du conseil d’administration du collège en question, est également, incidemment, la descendante d’un Dieu endormis local qui n’apprécierait pas trop avoir perdu sa progéniture.

Dans ce monde onirique où les femmes n’ont qu’une importance toute relative et où l’existence même d’un collège pour femme est une grande victoire, un scandale pareil pourrait mener à la fermeture de l’établissement ou, pire, à la destruction complète de la cité par la déité dérangée. Bref ; aboutissement négatif ! Ni d’une ni de deux, Vellitt Boe, la cinquantaine bien frappée, décide de reprendre le bâton de pèlerin de sa propre jeunesse et de parcourir les contrées du rêve pour trouver un accès vers le monde réel et ramener la jeune femme dans son giron. Quitte à aller quémander une clé à son ancien amant, un certain Randoph Carter…

La quête […] oscille donc entre hommage et écrit militant. Johnson, on le découvre dans la postface sous forme d’entretien avec l’éditeur français, a toujours apprécié Lovecraft tout en étant consciente assez vite de son racisme crasse (comme je l’ai déjà dit dans ces colonnes, qu’il convient de contextualiser et non d’excuser). Son propos dans ce court roman est donc de rendre hommage à la vision de l’homme de Providence en « corrigeant » son propos. Pour cela, elle choisit évidemment une héroïne qui évolue dans un monde essentiellement féminin où les personnages sont LBGT et où les hommes « forts » sont plutôt lâches et faibles. D’où le militantisme féministe dont je parlais ci-dessus.

Quelques esprits chagrins sur le web y ont vu une exagération aussi déplacée que déplaisante. A la lecture du roman, cependant, cela ne m’a absolument pas sauté aux yeux. Évidemment, c’est sans doute cette démarche « à thèse » qui lui a valu de gagner un prix littéraire pour son roman (contre La ballade Black Tom, qui modernise également Lovecraft en l’attaquant sur son racisme, sans y ajouter toutefois la touche de féminisme qui semble être le combo gagnant). Mais peu importe. Le texte en lui-même est fort agréable et ces touches de militantisme ne gênent en rien la lecture. Cela rend au contraire le texte plus intéressant, car il jette un œil différent sur un imaginaire bien particulier très peu habité par les femmes.

Les amateurs de Lovecraft seront par ailleurs heureux de retrouver un texte qui respecte la mythologie lovecraftienne sans pour autant respecter le canon de l’œuvre dans son déroulé. En effet, Vellitt est un personnage actif là où les héros lovecraftiens subissent la plupart du temps le monde qui les entoure et les horreurs qu’ils vivent. Vellitt connait ce monde, l’a déjà parcouru et a déjà affronté ses dangers. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elle traverse les contrées du rêve et se confronte tant aux dangers qui la guète qu’aux fantômes de son passé et aux espoirs déçus de sa vie. Le livre souffre peut-être d’un rythme hachuré, passant d’une exposition rapide à une seconde partie plus contemplative, presque guillerette par moment, qui tranche beaucoup avec une partie finale plus sombre et nettement plus explicite que tout ce que Lovecraft n’a jamais produit d’indicible.

L’un dans l’autre, La quête onirique de Vellitt Boe reste un bon roman d’aventure, un hommage intelligent qui tente également de faire passer un message. La plume de Johnson est agréable et elle n’hésite pas à plonger dans l’horreur quand le moment est venu de se confronter aux goules et autres ghasts. Elle confirme, quelques années après Un pont sur la brume, qu’elle est un nom sur lequel il faudra compter dans le paysage de l’imaginaire US, dans une veine assez proche de ce qu’a pu faire Nancy Kress ou Ursula Le Guin avant elle. Et le rapprochement est élogieux.