Premier sang

D’Amélie Nothomb, 2021.

Comme chaque année, en août, vient le temps de chroniquer le nouveau Nothomb. Et la vendange précoce est plutôt bonne, en 2021. Nothomb nous habitue depuis des années maintenant à alterner entre les textes de fiction pure et les textes (plus ou moins) autobiographique. Celui-ci est à ranger parmi les derniers. Elle n’y parle cependant pas d’elle, mais bien de son père, Patrick Nothomb, baron et diplomate, qui fut longtemps en poste en Asie, ce qui explique la jeunesse chinoise et japonaise de l’auteure à chapeau. Et l’on apprendra dans cet opus que son premier poste, à l’orée des années 60, était au tout jeune Congo indépendant d’alors et que l’affectation ne fut pas de tout repos.

Alors que le roman s’ouvre sur son père dans la vingtaine, en poste dans l’ancienne colonie belge, face à un peloton d’exécution composé de rebelles indépendantistes de l’Est du pays (60 ans plus tard, les choses n’ont pas réellement changé, doit-on amèrement constater), Nothomb digresse bien vite sur la jeunesse de son père. Elle nous sert alors la trajectoire de vie, sans doute largement fantasmagorique et exagérée, de son géniteur. Pas de prénom étrange cette fois-ci, mais bien une famille désaxée, où la mère (et grand-mère d’Amélie), veuve trop jeune, n’a que peu d’amour à offrir à ce fils délicat et intellectuel, qu’elle confiera à ses propres parents pour mener une vie dans le gotha belge de l’époque.

De constitution fragile et entouré essentiellement par des femmes, le petit Patrick est, selon son grand-père maternel, colonel à la retraite de l’armée belge, peu armé pour affronter la vie. On l’enverra alors pendant les mois d’été apprendre la vie à la dure dans le château du grand-père paternel, le baron Nothomb qui erre, un peu perdu dans ces premières décennies du XXème siècle, dans son château décrépit de la campagne luxembourgeoise (la province belge, pas le Grand-Duché). L’homme en question, poète raté, est à la tête d’une famille nombreuse où les enfants plus jeunes sont laissés plus ou moins à l’abandon, devant se débrouillé pour survivre jusqu’à l’âge adulte malgré les assiettes souvent vides et le confort inexistant. De ces vacances d’été et d’hivers, le jeune Patrick apprendra la vie en communauté, le sentiment de faire partie d’une bande et, surtout, l’instinct de survie, qui sera la clé du reste de sa vie.

Et Nothomb d’enchaîner avec la suite de la vie de son père, de manière plus brève mais toujours décalée avant de rattraper le présent et d’offrir dans les derniers chapitre la conclusion de la situation tendue qui ouvrait le roman. Impossible de dire, à la lecture de Premier sang, ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de la licence poétique (dont l’arrière-grand-père d’Amélie usait et abusait comme cache-misère, visiblement, malgré la fascination qu’il exerçait chez ses interlocuteurs). Mais qu’importe. Le style Nothomb, la mécanique de ses portrait sociaux de personnage hors norme et ses diverses obsessions nourrissent à merveille ce portrait qui se veut plus intimiste, moins moralisateur et sans doute plus franc que ses œuvres plus romanesques. Il y a, en effet, une sorte de proximité qui s’installe entre le lecteur et les personnages, proximité plus grande que dans ses récits de fiction, qui rend l’ensemble plus touchant, plus vivant, plus humain.

Si je regrettais l’année passée qu’elle n’ait pas creuser davantage la veine de Soif, qui la faisait davantage sortir de ses sentiers battus, je ne peux qu’avouer être séduit par ce retour aux affaires qui rapproche ce Premier sang d’un Journal d’hirondelle ou de Ni d’Eve ni d’Adam. Une bonne cuvée, malgré les vendanges précoces habituelles pour Amélie Nothomb qui aime à ouvrir la rentrée littéraire avec sa courte fulgurance, comme chaque année depuis 30 ans maintenant.

Le crépuscule des dieux de la steppe

D’Ismaïl Kadaré, 1978.

Ouvrons sur ce blog un chapitre sur la littérature russe. Et quoi de mieux, pour commencer cela, que de ne pas prendre un auteur russe ? Kadaré, en effet, est albanais et non russe. Et je sais très bien que la sensibilité balkanique n’est pas la sensibilité slave, loin de là. Mais, car il y a un mais, Kadaré est né et a vécu la majeure partie de sa vie sous la domination culturelle et bien réelle de l’URSS. Et sa littérature, souvent fantasque et toujours partiellement autobiographique, en est forcément marquée. Court roman publié en 78, Le crépuscule des dieux de la steppe s’inscrit tout à fait dans ce cadre. Kadaré y parle de lui-même, partant de ses vacances en Mer baltique jusqu’à son retour à l’Institut Gorki de Moscou, où il fait ses classes accompagnées d’une constellation d’auteurs « d’État » provenant des toutes les contrées reculées de la mère patrie.

Lu dans l’édition Bouquins de Robert Laffont, qui compte également le diptyque L’hiver de la grande solitude et Le concert, ce roman d’apprentissage, qui nous présente un Kadaré qui navigue entre son identité nationale qu’il rejette d’un part et une fascination presque morbide pour la dictature communiste sous laquelle il (sur-)vit, est une véritable gourmandise à mes yeux de lecteur. Aidé par une préface factuelle et intelligible, signée par Eric Faye, qui remplace l’auteur et son œuvre dans son contexte, je n’ai pu qu’apprécier le génie presque comique de Kadaré lorsqu’il croque habillement ses penchants et les travers de ses contemporains. Bildungsroman à la manière des Souffrances du jeune Werther, au rythme lent et à l’action pour ainsi dire inexistante, je vois dans Le crépuscule des dieux de la steppe un regard navré mais amusé sur la petitesse de l’être humain, inspiré par exemple des textes que Gogol signait un siècle plus tôt.

Loin du fracas romantique ou épique des grandes fresques de Tolstoï et autres grands conteurs russes, Kadaré signe un portait plus intimiste d’un artiste soumis à une dictature de la pensée unique. Si les affres sentimentales du personnage principal sont le moteur du récit, il n’en demeure pas moins que le véritable objet du roman est un voyage en absurdie. Confronté à la xénophobie rampante d’un nouvel empire qui se vantait pourtant d’avoir effacé toutes distinctions entre ses peuples et à un amour certain pour l’imagerie nationale albanaise (il n’est ici pas question de la glorification de leur dictateur à eux, mais bien d’une certaine idée du drame national, allant de l’importance du serment à l’hommage appuyé au folklore local, pillé par les autres républiques du bloc de l’Est), le protagoniste hésite. Il hésite entre sa compagne du moment, une moscovite blanche qui déteste les romanciers mais ne peut s’empêcher de les aimer, et une bataille plus noble, pour la survivance d’une culture alternative.

Ainsi, lorsque advint dans le récit la campagne de dénigrement savamment opérée contre Boris Pasternak suite à l’obtention du Nobel de littérature de ce dernier pour son Docteur Jivago, le lecteur ne pourrait s’empêcher de faire la parallèle avec Kadaré lui-même. Ses romans successifs, jusqu’à la chute de l’URSS en 89, firent l’objet d’une attention toute particulière des divers comités de censure de la mère patrie (et de l’Albanie elle-même). Kadaré, pourtant, et malgré les censures, les interdits et même les sanctions auxquels il dû faire face, s’en est toujours sortie. C’est également le cas du narrateur du crépuscule des dieux de la steppe : il n’est pratiquement jamais question de ses propres écrits ou de ses propres opinions. A travers lui, on découvre par touches discrètes et amusées, une caricature douce-amère des mécanismes de la censure, de la culture d’État et des écrivaillons qui se complaisent dans cet état de subvention artistique, de métier du et pour le peuple. Loin d’élever le débat, ils ne se font cependant que les chantres maladroits et oubliables du régime ou d’une idée passéiste de ce qu’est la culture slave. Et Kadaré n’est pas tendre avec lui.

Le seul personnage secondaire qui trouve grâce à ses yeux est un ex-révolutionnaire grec, qui a le courage de rester fidèle à ses opinions, même s’il n’a pas le courage d’affronter le nouveau régime d’alors en Grèce. C’est l’ami et confident qui l’aidera à aller de l’avant. Dans un contexte déjà crépusculaire (d’où le titre du roman), Kadaré constate en 1978 que l’édifice commence en effet à se fissurer de partout. Les petites républiques aux marches de l’ogre russe n’ont pas encore de véritables velléités d’indépendance que, déjà, la moquerie envers les dirigeants remplace petit à petit l’idolâtrie béate (ou forcée). Les identités locales, les traditions, comme celles, fortes, de l’Albanie, revivent. Même si ces pays sont, eux-aussi, à la merci de dirigeants idiots et abusifs, passés ou présents.

Le style de Kadaré, direct et parfois anecdotique, traduit avec maestria par Jusuf Vrioni, porte le propos à merveille. Il ne cherche pas à faire d’effet de manche, mais bien à retracer le mal-être et le désarroi de son protagoniste principal face à un monde et des valeurs en déliquescence. L’inévitable chapitre de beuverie (nous sommes à Moscou, face à l’adversité, la vodka est une alternative raisonnable) offre quant à lui un délirium tremens bien rendu dans des paragraphes et des dialogues de plus en plus imbibés et confus au fur et à mesure des pages. Le tout se lit donc d’une traite, avec un sourire navré aux lèvres. Non pas navré quant à la qualité de l’œuvre, mais bien quant à l’honnêteté et la justesse du portait. Le mal-être ayant cependant la curieuse habitude de produire de grands écrivains, classe à laquelle appartient sans conteste Ismaïl Kadaré. A découvrir pour en ressortir grandi. La prochaine fois, c’est promis, je prends un auteur russe pour continuer sur ma lancée !

Le Maître de Ballantrae

De Robert Louis Stevenson, 1889.

Trois ans après son Dr Jekyll et Mister Hide, Robert Louis Stevenson signait son deuxième grand classique « adulte« . Exit les rues de Londres et l’excitation de la vie citadine ; faisons place nette pour les landes brumeuses de l’Écosse du XIXème. Le roman, raconté à la manière des confessions intimes du serviteur de la famille Durrisdeer, entrecoupées çà et là d’encart épistolaires dû à des personnages secondaires ou de flashbacks en cascade, nous plonge dans l’Histoire du Royaume-Uni, alors que les tensions entre anglais et écossais se résout finalement à la bataille de Culloden. La famille Durrisdeer, partagée entre la fougue jacobite et une certaine réserve visant à préserver ses intérêts, est prise entre deux feux. Des deux fils de Lord Durrisdeer senior, l’un est réservé et gauche là où l’autre est aventureux et prodige. Sur un coup de tête, le parti pris par l’un et l’autre sera joué à pile ou face. Et c’est bien sûr le fils prodige, roublard, parfois crapule, qui rejoindra le Bonnie Prince Charles avant de subir une défaite écrasante à Culloden. Réputé mort sur le champ de bataille, le reste de la famille Durrisdeer s’organise comme elle peut, le père portant le deuil de ce mauvais fils qui restait malgré tout son préféré et la promise du défunt tombant presque par dépit dans les bras de l’héritier survivant.

Une chape de plomb s’abat alors sur la famille, le nom du « Maître de Ballantrae« , l’aîné décédé, devenant petit à petit sacralisé, plongeant le cadet dans les affres d’une humiliation posthume, isolé de sa famille et honni par ses sujets, à l’exception notable du bon serviteur nous narrant l’ensemble. C’est sans compter sur le destin, cependant : le fils mort renaît de ses cendres et voilà qu’il revient en la demeure familiale après avoir couru l’aventure pendant quelques années au Nouveau Monde, cherchant sa fortune dans une série d’activités peu licites en compagnies d’individus peu recommandables. Il ne revient cependant pas pour le plaisir de retrouver son chez soi, mais bien pour tenter d’extorquer le maximum de fond à ses proches, grâce à sa faconde roublarde et se capacité à culpabiliser ses interlocuteurs. Et c’est là que son jeune frère, effacé et rigide, décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds…

Formidable portait d’une famille dysfonctionnelle, établie dans le quasi-huis clos des landes écossaises désolées et lugubres, Le Maître de Ballantrae démontre la capacité de Stevenson à croquer la psyché de ses personnages avec brio. Et s’ils sont excessifs, archétypaux par moment, cela ne fait en définitive que renforcer l’impression d’assister là à une tragédie classique, lente, pesante, troublée. En cela, les deux premiers tiers du roman sont une véritable réussite : on ne peut que prendre le parti du jeune frère, écrasé par la figure tutélaire de son aîné, injustement portée aux nues par ses propres alors même qu’il est un fieffé escroc égoïste dès les premières pages du roman (admettons qu’il est sans doute plus fréquentable à l’entame du roman, même si ses valeurs restent assez discutables). Et l’on ne peut qu’assister avec tristesse à un lent mais certain glissement de notre protagoniste principal vers la folie, causée par ce frère presque mythique, pourtant majoritairement absent.

Pour une raison étrange, cependant, Stevenson change presque radicalement de registre pour le dernier tiers du roman. Lorsque la famille Durrisdeer fuit vers l’Amérique pour éviter de se retrouver confronté à une nouvelle cohabitation néfaste avec le maître, le roman verse dans le roman d’aventure, à la manière de L’île au Trésor, du même Stevenson. Si l’escapade en territoire indien et la menace sourde qui en découle sont plaisantes, elles n’en demeurent pas moins incongrues vis-à-vis de et nettement plus faibles que la première partie, jusqu’à sa conclusion à la limite du grand-guignolesque.

Il n’en demeure pas moins qu’on a entre les mains, avec Le Maître de Ballantrae, une œuvre classique qui démontre, si besoin est, la qualité des conteurs du XIXeme quand il s’agit de dessiner une étude de mœurs complexe et tragique tout à la fois. Loin de l’héroïsme de Walter Scott, Stevenson donne une image plus complexe, sombre, moins romantique et sans doute plus réaliste, de l’Écosse de son temps et de l’impact qu’a pu avoir la crise jacobine sur ses contemporains. Il en profite également pour faire un portrait en négatif d’une société qui change, dont les repères séculaires et les valeurs disparaissent. Car si le Maître de Ballantrae est effectivement un fils ingrat et un mauvais frère, il n’en demeure pas moins un personnage haut en couleur, fascinant, que l’on est presque prêt à pardonner. Justement car il veut aller plus vite, que les règles ne lui importent que peu, qu’il est sans doute en avance sur son temps. Cinquante ans plus tard, nul doute que Stevenson aurait fait de lui un capitaine d’industrie opportuniste. Et il n’y a jamais mieux que les fictions où l’on finit par aimer le méchant.

Les Souffrances du jeune Werther

De Goethe, 1774.

Et pourquoi ne pas se plonger dans un vrai grand classique de la littérature ? Je le fais déjà de temps en temps, mais pas assez pour finir, préférant des lectures sans doute plus faciles (au niveau de la forme) après de trop longues journées de boulot. Il est pourtant aussi salutaire qu’édifiant de se lancer à l’assaut de monstres sacrés de temps à autre. Pour le simple plaisir de désacraliser et d’aller au-delà de l’apriori.

Goethe, Johann Wolfgang von Goethe de son nom complet, n’a que 24 ans lorsqu’il rédige Les Souffrances du jeune Werther, véritable best-seller de l’époque. Le roman, non content de trouver un très large public en son temps, a grandement contribuer à lancer le genre du Sturm und Drang (Tempête et Passion) dans l’Allemagne de la fin du XVIIIeme. Ceux qui ne sont pas familier avec le genre trouverons toutes les explications nécessaires sur Wikipédia, comme toujours. Pour les moins curieux, retenez simplement qu’il s’agit là du mouvement précurseur au romantisme qui marquera de son empreinte toute la littérature du XIXeme. Et il est effectivement question de tempête et de passion dans le roman de Goethe.

Construit majoritairement comme un roman épistolaire (à l’instar des Liaisons dangereuses de Laclos du Dracula de Bram Stocker), le livre suit les mésaventures successives de Werther, un jeune bourgeois/aristocrate qui découvre la vie adulte dans l’Allemagne champêtre de cette fin de siècle. Le brave jeune homme, plein de fougue et promis à un avenir brillant, tombe en pâmoison devant une jeune femme du nom de Charlotte. Problème : cette dernière est déjà promise à un autre sympathique jeune homme, absent au début du roman. L’amour impossible et inexprimé qui éclot alors plonge Werther dans des abîmes de mélancolie et dans la dépression. Il s’en ouvre dans de nombreuses lettres à un ami proche. Quittant alors cet amour impossible, il tente une carrière dans une province lointaine, carrière qu’il abandonne bien vite, trop obnubilé par la belle Charlotte pour consacrer son esprit à autre chose.

Le roman, à sa sortie, créa le scandale essentiellement par sa chute. Il est probablement difficile de spoiler un texte qui a près de 250 ans, donc j’éviterais les mises en garde habituelle : le suicide de Werther, résolument à l’encontre des mœurs de son époque, a suscité de bien vives réactions. Goethe, peut-être inconsciemment et bien qu’il s’en est par après vivement défendu, présente le suicide comme une solution honorable dans la diégèse du roman. Avec des yeux de lecteur du XXIeme siècle, c’est évidemment nettement moins choquant. C’est même, osons le dire, un peu niais. Et ce n’est pas commettre un acte de lèse-majesté qu’avoir un jugement sévère : Goethe lui-même, si j’en crois la préface de la Pléiade dans laquelle j’ai lu ce classique, était un peu mal à l’aise quant au succès de son texte et quant à son contenu même. Il avoua ne l’avoir relu qu’une seule fois, bien des années après sa publication originale et admis à ce moment-là qu’il aurait été bien incapable d’écrire à nouveau une œuvre similaire.

Pas pour des raisons de thématique ou de forme, mais plutôt pour des raisons de développement des protagonistes. Le titre est explicite : Werther est jeune. Et la fougue, la passion parfois aveugle de la jeunesse lui font perdre pied selon un mécanisme sans doute un peu trop net, trop linéaire. Son amour est si absolu qu’il en perd tout sens commun. Vous me retoquerez qu’il s’agit justement là de la définition même de l’amour dans le mouvement romantique. Cependant, et peut-être est-ce dû à notre époque hautement cynique, je n’ai pu m’empêcher de ricaner sottement face à la naïveté, l’ingénuité de l’ami Werther. L’obsession confine à la bêtise quand elle tend à idéaliser unilatéralement l’autre. Est-ce là réellement quelque chose qu’on apprends avec l’âge et l’expérience (j’ai aussi, comme tout le monde, connu des moments rétrospectivement totalement excessifs de déprime pour des histoires de cœur) ? Ou suis-je simplement un monstre a-sentimental ? Non, je pense plus simplement que Goethe a poussé à son paroxysme la notion d’idéal, jusqu’à son aboutissement le plus tragique. Et cela est toujours bien de notre temps : j’ai aussi connu dans ma jeunesse pas si lointaine (bon, ok, c’était un autre siècle… un autre millénaire !) des connaissances qui ont dramatiquement choisi cette voie-là, pour des raisons qui n’étaient pas beaucoup plus sérieuses ou rationnelles qu’un simple amour impossible.

Et c’est précisément ce qui fait la force de ce classique. Au-delà d’un ton parfois suranné et d’une situation dépeinte par moment de manière presque caricaturale, Les Souffrances du jeune Werther portent en elles le mal-être du passage à l’âge adulte. L’incroyable souffrance, en effet, que peut provoquer la passion, ici amoureuse. En cela, ce livre est universel et intemporel. Et cela en fait donc un classique indémodable sur lequel nombre de commentateurs nettement plus avisés que moi se sont penchés à travers les décennies. Reste un texte exigeant tout en étant abordable car peu marqué d’archaïsmes (sans doute dû à la très bonne traduction de la pléiade). Un premier pas dans la vie d’un auteur phare du XVIIIeme sur lequel je reviendrai certainement pour découvrir ses œuvres « adultes« .

Les aérostats

D’Amélie Nothomb, 2020.

Comme chaque année, la fin de l’été est synonyme de la livraison du Nothomb annuel. Après un cru 2019 vraiment réussi, notre amateure de fruits pourris préférée (la seule que nous connaissions, soyons honnête) nous livre cette année un millésime malheureusement éventé. Pas que Les aérostats soit un mauvais livre, non. Simplement qu’il n’apporte strictement rien. Soif, en 2019, apportait quelque chose de neuf à l’œuvre de l’auteure belge : malgré ses lubies et obsessions traditionnelles, elle sortait de son carcan classique pour proposer une biographie imaginaire à un personnage historique (et, tant qu’à faire, autant viser du très connu avec Jésus de Nazareth !). Les aérostats, au contraire, ronronne méchamment.

Au programme de l’opus 2020 : une jeune femme socialement isolée, sa colocataire ignoble au prénom forcément peu commun, une famille de dysfonctionnels argentés qui souhaite louer (cher) ses services pour un deus ex machina quelconque qui permet à Nothomb de gloser, comme à son habitude, sur la proximité de la violence absurde et du sexe, sur la qualité du champagne et sur ses modèles littéraires. Le lecteur habitué de Nothomb étouffera donc un bâillement. Bien sûr, les personnages sont forcément décalés, bien sûr, les personnages secondaires ne sont caractérisés que par un trait dominant qui les déshumanise complètement. Et, comme toujours, le livre est composé à 80% de dialogue sur sa petite centaine de pages qui rend la lecture aussi rapide que malheureusement oubliable.

Les mécanismes qui font que le style Nothomb accroche autant qu’il continue à plaisir sont toujours là cependant : ces personnages en total décalage avec la société qui les entoure nous amuse toujours par leur naïveté en même temps que par leur érudition conférant au savoir-vivre d’un autre siècle. Comme, d’ailleurs, Nothomb elle-même lorsqu’on l’écoute en interview. Bien que je sois persuadé qu’il ne s’agit que d’une posture, je peux comprendre qu’il n’y a que peu d’intérêt à casser une formule qui marche. Cependant, dans une démarche artistique, je ne saisis pas l’intérêt. Nothomb elle-même prend-elle encore du plaisir à ressasser les mêmes formules, les mêmes marottes, les mêmes dénouements ? On glose beaucoup sur l’écriture quasi-automatique d’un Guillaume Musso. Mais Nothomb ne fait finalement pas plus d’efforts.

Évidemment, cela m’amène à me poser la question qui en découle : l’auteur doit-il continuellement faire des efforts ? Je n’ai pas de réponse et je ne sais pas s’il y a une réponse. Un jeune lecteur qui tomberait aujourd’hui sur Les aérostats sera-t-il charmé par cette musique si particulière, cette couleur littéraire propre à Nothomb, comme je le fus il y a vingt ans de cela lorsque je dévorais avec un plaisir évident Stupeur et tremblement, L’hygiène de l’assassin ou encore Acide sulfurique ? Peut-être. Je ne pourrais en tous les cas, moi qui suis un fidèle de l’auteure en question, plus jamais retrouver ce plaisir initial. Et je peux donc me permettre, à titre purement personnel, de regretter cette mécanique trop bien huilée de laquelle l’auteure s’éloigne de moins en moins avec les années qui passent.

Soif m’avait donné l’espoir d’un certain renouveau, avec une nomination au Goncourt à laquelle je croyais comme « prix de reconnaissance » pour une carrière littéraire à succès tout en préservant une certaine forme d’autonomie par rapport aux modes successives. Et Soif réinventait partiellement le style Nothomb en l’amenant vers des territoires jusque-là inexplorés (en tous les cas, de cette manière). J’espérais alors que le livre marquerait un tournant libérant Nothomb d’une formule toute faite pour la pousser à se diversifier en restant fidèle à elle-même. Force est de constaté, avec Les aérostats, que ce virage n’est pas pris. Il ne me reste qu’à espérer que ce virage arrive. Un jour prochain.