Du sang sur les mains

Sous-titré : De l’Art Subtil des Crimes Étranges

De Matt Kindt, 2013.

Pour sa seconde incursion dans le monde de la BD, la fantastique maison d’édition indépendante Monsieur Toussaint Louverture (dont le catalogue, très orienté classiques de la littérature US injustement oubliés, vaut le détour) se tourne du côté comics underground. Car si Matt Kindt a officié comme scénariste sur du Spider-Man, du Justice League, du Suicide Squad ou encore du Star Wars, Du Sang sur les mains ne fait pas partie de cette grande famille Marvel/DC. C’est un roman graphique et non plus vraiment un comics, pour lequel il a cette fois-ci associé son coup de crayon à sa plume.

Et il nous livre un thriller malin dans la lignée d’un Seven, en moins sombre. On y retrouve les enquêtes apparemment éparses du détective Gould, un super-flic qui développe de nouvelles méthodes pour mettre sur la main sur une ribambelle de criminels dans la ville de Diablerouge, dans une Amérique des années 60. L’histoire nous est contée principalement du point de vue des criminels, entrecoupée par de courtes saynètes centrées sur Gould et sa femme. Lesdits criminels ne sont pas des grands bandits. Les premiers sont un pickpocket, une voleuse de chaise (si-si), une artiste qui dérobe des panneaux publicitaires pour réutiliser les lettres géantes dans ses œuvres, par exemple.

Pas de meurtres ou de scènes affreuses, donc, mais plutôt une galerie de criminels rocambolesques dont les histoires ne semblent pas liées l’une à l’autre. Jusqu’à ce que, justement, ce lien apparaisse petit à petit. Et c’est là que Kindt exploite au mieux son art de la mise en scène : par de petites touches, des indices anodins glissés au gré des cases et des phylactères, un plan d’ensemble fini par se dessiner. Plan d’ensemble forcément tragique.

Sans vouloir dévoiler plus que le strict nécessaire, je peux quand même dire que la seconde moitié du bouquin est plus sombre et moins anecdotique que la première. Lorsque la trame du récit se referme sur l’inspecteur Gould, comme un piège-à-loup géant, le lecteur aussi se sera fait piégé, endormis par le ton plus badin des premiers chapitres, des premiers larcins dont l’innocence ne laisse jamais apparaître la manière dont ils seront un rouage dans la machination globale du seul véritable criminel du livre.

Kindt nous sert ceci avec un crayonné très particulier, parfois simplement esquissé sans être fini. C’est particulièrement vrai dans les pauses inter-chapitres où Gould et sa femme apparaissent encore encrés sur le crayonnage d’origine, ce qui donne un aspect mal dégrossit qui renforce encore la confusion qui règne dans ces courtes saynètes (confusion évidemment volontaire). Le coup de crayon est cependant agréable, même s’il s’efface bien vite derrière la froide efficacité du scénario. En tournant la dernière planche, on se rend compte qu’on s’est fait avoir comme un bleu. Tant mieux, c’était le but de ce malin thriller !

Un mot encore sur l’édition : comme d’habitude avec Monsieur Toussaint Louverture, maison menée par des professionnels de l’impression et du reliage, on a avec cette édition française un très bel objet entre les mains. Du gaufrage de la couverture à la trame du papier, tout est pensé pour le confort de lecture, tout en ne se refusant rien point de vue graphismes et qualité de la reproduction. Du travail d’orfèvre pour un prix tout à fait raisonnable.

The Sculptor

De Scott McCloud, 2015

Roman graphique auréolé d’une exceptionnelle réputation, The Sculptor la mérite amplement. Scott McCloud dessine et scénarise des comics depuis de nombreuses années et est davantage connu pour ses bouquins théoriques sur les comics que pour ses comics eux-mêmes. Il signe pourtant, avec The Sculptor, une formidable fresque dessinée, parlant de l’amour, de la vie, de la mort, du rapport à l’art et de la passion en général. Le trait, simple, m’est d’abord apparu comme simpliste. Puis, les pages se succédant, je me suis rendu à l’évidence : ce trait clair permet, en quelques touches, de magnifier les expressions humaines. A l’instar des yeux hypertrophiés des mangas ou des dessins animés de Disney, McCloud parvient à faire passer le panel complet des émotions humaines (la gène, le plaisir, la frustration, la colère, l’accablement) en les réduisant à leur plus simple expression : quelques coups de crayon bleu sur fond blanc.

En quelques mots, The Sculptor nous narre la vie de David Smith, un sculpteur new-yorkais qui n’arrive pas à percer. Alors qu’il est sur le point d’abandonner, la mort lui propose un deal qu’il ne pourra refuser : il pourra faire ce qu’il veut de ses mains, l’instrument du sculpteur, mais il n’aura plus que 200 jours à vivre. Et le comics, après avoir installer son personnage principal, nous fait vivre ces 200 derniers jours passionnément. Smith, le looser, rencontrera l’amour, le succès, l’angoisse, le déchirement et vivra son art pleinement dans cette course-poursuite avec le temps qui passe. Il apprendra à vivre, tout simplement.

Il est difficile d’en dire plus, sans dévoiler l’intrigue, si ce n’est qu’il rencontrera assez vite Meg, le prototype de la femme dont tous les hommes du monde ne peuvent que tomber amoureux (à l’instar de la Ramona de Scott Pilgrim vs. the World… à moins qu’il ne s’agisse que d’un fantasme de geek ?). Meg la fantasque, Meg la désiquilibrée, Meg la séductrice, Meg la formidable. Tout, dans The Sculptor, semble réfléchi. Le moindre angle de vue, le découpage des cases, l’absence de dialogue ou de décors, enrichissent le propos. Véritable roman graphique (terme parfois galvaudé pour donner ses lettres de noblesse à des comics plutôt classiques), The Sculptor surprends tant par sa profondeur que par sa simplicité.

Le bouquin a l’intelligence de ne pas répondre à sa question principale : est-ce que le sacrifie vaut la chandelle ? Peut-on, au nom de l’art, refuser la vie ? Ou, comme cela semble être le cas pour David, l’idéal est-il synonyme de la vie ? Le récit alterne sans sourciller ces questions existentielles avec des moments plus léger de comédie de mœurs, à la Woody Allen dans ses bons jours. Sans dépareiller et sans que ces transitions semblent forcées de près ou de loin. La première scène de sexe (désolé pour le spoiler) entre David et Meg est par exemple très drôle, tout en étant très touchante et en nous expliquant, sans forcément les souligner, des éléments essentiels pour comprendre le protagoniste principal. C’est en cela que The Sculptor magnifie son média : il dépeint, littéralement, ses protagonistes, n’hésitant pas à utiliser le silence et l’ellipse pour donner au lecteur les clés de son intrigue.

Au-delà de toutes ses assertions dithyrambiques, on notera tout de même qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour finir le bouquin. Bien que le dénouement soit annoncé dès les premières pages, l’émotion du drame ne peut qu’être présente tant le comics s’est évertué avec succès à nous faire aimer ce héro improbable qu’est David Smith, bourré de défauts et de certitudes mesquines qui font de lui notre égal, un homme comme les autres. Et encore plus de cœur pour lire la postface de l’auteur, qui nous compte des tragédies personnelles en quelques lignes.

Scott McCloud explique lui-même qu’il a travaillé plusieurs années sur ce livre que l’on mettra quelques heures tout au plus à parcourir. Mais il espère, en s’étant investi dans chaque planche, chaque case, chaque phylactère, que l’on sera marqué par son œuvre. Pari tenu, avec les félicitations appuyées du jury. Courrez vous l’acheter. Il est dispo en VO chez First Second Books et en VF chez Rue de Sèvres.