Hyperborée & Poséidonis

De Clark Ashton Smith, 1929-1957.

Troisième et dernier tome de l’intégrale des nouvelles de fantasy de Clark Ashton Smith, après Zothique et Averoigne, Hyperborée & Poséidonis nous plonge une nouvelle fois dans l’exquise plume de son auteur. Il se plait, comme dans les recueils précédents, à peindre des mondes imaginaires et déliquescent où la magie et la mort tiennent les rôles principaux. Ce dernier tome, que l’on doit toujours à l’inspiration éclairée des éditions Mnémos et aux contributeurs généreux du projet Ulule, verse plus volontiers encore que les deux précédents opus dans le sombre, l’horreur et le désespoir.

Passé une préface assez laborieuse de Scott Connors, le recueil de nouvelles s’ouvre donc sur les textes consacrés à l’Hyperborée, ce continent mythique situé dans l’actuel Arctique. Les savants du début du XXème y voyait le creuset de l’humanité, à une époque où une jungle luxuriante remplaçait alors les glaces éternelles. Le confrère de Smith, Robert E. Howard fut lui aussi très inspiré par ses textes scientifiques aussi imaginatifs qu’évocateurs et y plaça nombre de ses récits fantastiques lui-aussi. Cependant, Smith ne choisit pas de nous conter les premiers pas de l’Homme dans des récits protohistorique. Non, alternativement, il nous conte des épisodes de l’Hyperborée au temps de sa gloire, lorsque la civilisation humaine y atteignit son apogée et que ses représentants frayaient volontiers avec des dieux anciens, incarnés et impies, puis Smith nous offre également des histoires nettement plus tardives qui prennent place lorsque l’Hyperborée verte cède inexorablement sa place à un désert de glace, lui aussi proie à de sombres secrets et à des cultes aussi oubliés que périlleux.

Comme je l’expliquais dans les deux précédentes critiques concernant cette trilogie de recueils, les nouvelles de Smith ne respirent en rien la joie de vivre. Encore moins dans ce troisième opus que dans les deux premiers, peut-être. Là où les sirènes du pulp permettait à Smith de céder à quelques facilités dans Averoigne, notamment, avec quelques scènes érotiques propres à attirer le chaland, il n’en est rien dans Hyperborée & Poséidonis. A l’instar de Zothique, je vous mets au défi de trouver la moindre nouvelle se concluant positivement. Si certaines, notamment celles consacrées aux voleurs, sont plus légères, la très grande majorité de la grosse vingtaine de nouvelles du recueil nous plongent plus volontiers dans le désespoir que l’héroïsme. La seconde partie, consacrée à Poséidonis, l’île constituée des dernières émergées de la légendaire Atlantide, ne font même que renforcer ce trait.

Car, plus encore qu’en Hyperborée, les protagonistes de Poséidonis ont ancré dans leur âme la notion même de finitude, d’échec, de labeur inutile. Leur île est destinée à disparaitre et leurs efforts n’y feront rien. Les plus puissants nécromants qui l’habitent sont logés à la même enseigne que la populace : les contrats impies qui les lient aux engeances du mal ne les sauveront pas plus de la fin de leur histoire.

La plume de Smith, admirablement traduite par Vincent Basset, poétique, triste, désespérée par moment, sert parfaitement son propos. L’abus d’épithètes propre à une certaine époque, qui pourrait rendre le texte ampoulé et indigeste, permet au contraire au lecteur de se faire une idée des horreurs que croisent les narrateurs des diverses nouvelles qui composent le recueil. Plus explicite que son ami Lovecraft, Smith n’hésite pas à décrire par le menu les entités abyssales, les dieux oubliés qui émaillent ses récits. Et l’horreur, comme dans toute bonne histoire pulp qui se respecte, est au rendez-vous.

Le recueil se conclut par une postface de l’érudit S.T. Joshi, sans doute le plus grand spécialiste vivant de Lovecraft, qui nous livre une analyse pertinente et argumentée des textes présentés ici. Je me permettrais seulement de ne pas partager son point de vue quant à la satire qu’il lit dans ces nouvelles. Il me semble évident, en effet, que Smith était en complet décalage avec son époque, qu’elle soit littéraire ou simplement sociétale. Mais je ne vois pas réellement de satire dans ses textes. J’y vois surtout l’expression d’un mal-être profond que seul l’écriture a pu, même si ce n’est que partiellement, soigner. C’est probablement le meilleur des trois recueils, même s’ils sont tous les trois très bons, puisque s’exprime ici encore plus librement et complètement l’idée de la chute, de la perte, de l’inévitable fin de l’être. Je l’ai dit et répété : sans doute ce que l’on fait de mieux en pulp, aux côtés de ses pairs, H.P. Lovecraft et Robert E. Howard.

Sexe !

Sous-titré : Le trouble du héros

D’Alexandre Mare, 2010.

Court essai d’Alexandre Mare sorti chez les Moutons électriques il y a dix ans déjà, la republication récente dans la collection Hélios est l’occasion de redécouvrir ce qui fut, à l’époque, l’une des premières études sérieuses à se pencher le comportement sexuel de nos personnages de fiction préférés. Depuis lors, les études psychologiques, sociologiques ou relevant d’autres volets des sciences humaines sur nos « héros modernes » se sont multipliées et il n’y a plus grand chose d’exceptionnel à gloser de manière très sérieuse sur un matériau de base qui l’est nettement moins. Mais est-ce bien le cas ? Est-il réellement moins sérieux, ce matériau de base ? C’est l’une des questions auxquelles Sexe ! […] répond par la négative.

Pour Alexandra Mare, il y a en effet beaucoup à apprendre par exemple en décortiquant l’organisation sociale de cette grande communauté gay-friendly qu’est le Village des Schtroumfs. Et il y a aussi des leçons à tirer du message contradictoire livré par Alerte à Malibu ! ; l’ostentation charnelle cacherait en fait une pudibonderie bien-pensante où le sexe libre est synonyme de mal et est puni par les scénaristes de manière forcément tragique. Et les pauvres Batman, Superman, Wonderwoman et Captain America sont logés à la même enseigne : comme idéaux, comme archétypes inatteignables du genre humain, ils sont soumis aux affres d’une sexualité impossible qui n’est que le reflet de leur ethos dérangé.

Oui, bon, je simplifie un peu. Pour être honnête, le livre alterne les coups d’éclats, les analyses brillantes et inattendues avec, malheureusement, une certaine forme de verbosité de psychanalyse de comptoir. J’exagère sans doute ici en versant dans l’hyperbole, pour le bien de la démonstration, mais c’est le risque avec ce genre d’interprétation : la surinterprétation. Vouloir donner du sens à tous les comportements humains revient de temps à autre à inventer des corrélations douteuses entre des statistiques qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre (et qui étaient, jusque-là, bien contentes de s’ignorer mutuellement). Du coup, si Alexandre Mare nous force à réfléchir et à nous poser des questions saines sur des comportements malsains, s’il nous amène intelligemment à jeter un regard nouveau sur des choses que l’on croyait connaître, je trouve qu’il est parfois un peu malhonnête dans son raisonnement.

Il le dit d’ailleurs lui-même dans son livre. Explicitement. Il n’a choisi que les éléments qui lui permettait de creuser son idée dans un corpus qui est souvent beaucoup plus large (et presque toujours plus nuancé) que ce qu’il a choisi de traiter. Le meilleur exemple est sans doute Conan, dont il ne traite que la première adaptation filmée de John Milius. Or, pour intéressante que soit son analyse, le premier film de Conan en dit certainement plus long sur la psyché dérangée de John Milius (et d’Oliver Stone, qui scénarisa le film contre toute attente) que sur le personnage imaginé par Robert E. Howard, infiniment plus riche et plus subtil que sa version « simplifiée » du long métrage. Et sans être un spécialiste de Marvel ou de DC, je suis à peu près sûr que les choix établis pour Batman ou pour Captain America sont du même tonneau, peu ou prou.

Cette réserve majeure mise à part, le bouquin est amusant, ludique et m’a fait découvrir, en effet, des éléments que j’ignorais (notamment sur les origines de Superman et le lien très proche avec la violence dans les rapports physiques de ce dernier). C’est clairement l’œuvre d’un homme qui a une culture évidente dans le domaine des comic books et de la littérature de genre : il aime ce qu’il commente. Même Baywatch. Et cela explique aussi, au moins partiellement, la fascination de l’homme envers ces figures monolithiques, presque mythiques des héros modernes. Car Mare est également un roublard sur un autre aspect de son livre : au-delà des analyses très freudiennes sur les pratiques sexuelles des cas envisagés, il dévie largement vers d’autres analyses psychanalytiques, voire même sociétales, dans les différents textes qui composent cet ouvrage. Car, finalement, ces héros modernes ne sont que le recyclage des figures mythiques qui passionnent l’humanité depuis qu’elles existent. La conclusion de Sexe ! […] ne parle d’ailleurs pratiquement que de leurs ancêtres grecs et romains, puisque nos superhéros ne sont jamais que des avatars modernisés de ces modèles classiques (Hercule, Achille, etc.) D’où la deuxième entourloupe : ce qui nous est présenté ici comme un texte « révolutionnaire » s’inscrit en fait dans la longue tradition de l’analyse des textes antiques, avec, il est vrai, un angle particulier. Car pourquoi jaser sur l’homosexualité latente de Batman ? En quoi est-elle différente de celle d’Achille qui fut, et pour une période beaucoup plus longue que le fana de chauves-souris, un modèle pour l’humanité dans son ensemble (de virilité, qui plus est) ?

Reste entre nos mains un petit livre amusant, par moment un peu trop verbeux, mais qui se lit vite et permet de briller en société avec toute une série d’anecdotes qui vous feront passer pour un vieux sage qui sait prendre du recul sur ce qu’il lit. Et ça, c’est déjà pas mal !

PS : et je ne ferais pas de commentaire (en fait si, c’est ce que je suis en train de faire 🙂 ) sur le titre un peu putassier de l’ouvrage. Le fait d’utiliser le mode Sexe ! en grand sur la couverture alors que l’analyse va bien au-delà de cela revient un peu à un mécanisme bassement mercantile pour attirer le chaland. Et le fait que je sois tombé dans le panneau à pieds joints dit sans doute quelque chose sur mon propre équilibre mental ! 🙂

Averoigne & autres mondes

De Clark Ashton Smith, 1930-1951.

Après Zothique, Averoigne et autres mondes est le second des trois tomes poches couvrant l’ensemble des textes fantastiques de Clark Ashton Smith. Le bouquin, assez épais, regroupe deux tomes de l’intégrale de luxe qui avait été publiée à la suite d’un financement participatif en 2017 par les éditions Mnémos, à savoir le tome consacré à Averoigne et celui consacrés aux autres mondes abordés par Smith au gré de ses publications dans les magazines pulps des années 30. La grande majorité des textes du recueil date des années 1930 à 1935, avec quelques textes courts plus tardifs.

Il est évidemment impossible (et peu souhaitable) de chroniquer ici les 23 nouvelles et les quelques poèmes qui concluent l’ouvrage. Le schéma narratif des nouvelles est connu : il s’agit de textes d’une grosse dizaine de pages qui développent un épisode fantastique ou macabre dans l’un des mondes imaginaires de Smith. Peu de nouvelles sont connectées, à quelques exceptions près où des personnages (qu’ils soient bons ou mauvais) se voient évoquer ou jouer des rôles importants dans plusieurs nouvelles. Le point commun principal des textes est davantage le monde dans lequel ils sont développés et l’ambiance que cela crée. Alors que Zothique nous plongeait dans un Proche-Orient sombre et maléfique, Averoigne est une version légèrement décalée de l’Auvergne moyenâgeuse. On y croise de preux chevaliers qui luttent contre les forces du mal, qu’elles revêtent les habits de vils nécromants ou de terribles stryges.

Et, comme dans Zothique, l’amusant est de constater que les gentils ne gagnent pas forcément. Bien que pur produit de la littérature pulp, Smith, comme vous le savez maintenant, fut fort proche des deux géants de l’époque : Lovecraft et Howard. Et comme eux, il livre des récits qui mêlent le fantastique au macabre. L’horreur est alors forcément gothique et ces références se sentent dans les récits souvent désespérés que Smith livre sur ce moyen-âge fictif. Il en profite également pour écorner la religion chrétienne, rappelant au lecteur que la tentation du mal n’est jamais bien loin des saints hommes qui peuplent alors les monastères isolés, au cœur de sombres et inextricables forêts qui ponctuent ce paysage français imaginaire.

Les histoires que Smith développe, toujours efficace et prenante, représentent toujours le haut du panier de ce que les pulps ont pu livrer dans leurs quelques décennies d’existence. Cependant, je dois l’avouer, le décors, moins exotique et donc probablement un peu plus convenu, place pour moi ce deuxième tome de l’intégrale un peu en-deçà du premier tome que j’avais réellement dévoré. Preuve en est : alors que cela fait de longs mois que je l’ai terminé, je ne prends la peine de vous en parler que maintenant, puisque la sortie récente du troisième et dernier tome de l’intégrale a fait remonter l’auteur dans mes priorités de lecture prochaine. Ne nous méprenons pas : c’est toujours très bon, à n’en pas douter. Mais le « sense of wonder » a simplement un peu moins fonctionner pour moi dans ce tome, le médiéval fantastique d’inspiration européenne étant un territoire de l’imaginaire tellement balisé depuis qu’il devient difficile d’en être encore surpris.

Les « autres mondes » dont il est question dans le titre de l’ouvrage sont constitués de trois nouvelles sur Mars, où de braves explorateurs auront la malchance de tomber sur des « grands anciens » locaux (ce qui n’est jamais une bonne nouvelle, Howard Philip pourra le confirmer ! 🙂 ) et de textes épars relatifs à d’autres mondes et contrées imaginaires. On y croise quelques perles de textes malsains et réellement macabres (notamment une nouvelle où un seigneur local use des pouvoirs de son sorcier pour créer un véritable cauchemar de botaniste en greffant des morceaux d’humains aux arbres et plantes de son sombre jardin). A l’instar de Zothique, Averoigne & autres mondes ne laisse pas beaucoup de place aux rires et à l’émerveillement. Je parlais de dark fantasy dans ma précédente chronique et cela est toujours vrai pour celui-ci. Et si quelques textes se concluent sur le succès du héros vertueux (qui, contrairement à ce qui se passait dans Zothique, parvient ici à sauver la dame en péril), nombre de texte restent noirs et amoral. Les amateurs de pulp noir au style travaillé en auront pour leur argent. Le troisième et dernier tome est pour bientôt dans ces colonnes.

The Witcher – Saison 1

De Lauren Schmidt Hissrich, 2019.

Il me faut débuter cet article par un disclaimer : je n’ai jamais joué aux jeux vidéo The Witcher et je n’ai pas encore entamé la saga romanesque d’Andrzej Sapkowski. Du coup, je n’avais pas réellement d’apriori en débutant la saison 1 de ce qui fut annoncé comme le successeur de Game of Thrones. J’ai laissé un peu de temps passer avant de la découvrir en raison des échos assez moyens que j’en avais lu ici et là sur le net ces derniers mois. Et plus prosaïquement car je n’avais pas beaucoup de temps pour bingwatcher une série, aussi courte fut elle, ces derniers mois, ma priorité allant à la lecture dans mes rares moments de loisir.

Mais j’ai quand même fini par m’y lancer. Et… j’ai mis un peu de temps à rentrer dedans, soyons honnête. Le premier épisode, sympathique, nous lance dans un monde de fantasy lambda avec un héros lambda qui accompli une quête lambda. Bon, ok, de manière plus sombre que la moyenne. Mais le rythme un peu lent et l’absence de background, toujours essentiel quand on se lance dans un monde fantastique que l’on ne connait pas, m’ont laissé un peu froid. J’avais l’impression d’être dans une copie « pour adulte » de Xena. Je suis sévère, mais la réalisation n’était pas formidable et les effets spéciaux assez cheaps. Heureusement, la chorégraphie des combats et les quelques aperçus d’un monde plus complexe et d’une histoire intéressante m’ont poussé à continuer.

Le deuxième épisode, lui aussi assez anecdotique, m’a fait craindre le spectre d’adaptations fauchées de récits usés jusqu’à la corde, comme l’infamante version MTV de Shannara il y a quelques années, ou le Legend of the Seeker de Sam Raimi. Le parallèle, à nouveau, est un peu injuste puisque dans les deux cas cités, l’œuvre d’origine n’est ni très originale ni d’une qualité littéraire irréprochable. Puis, vint le troisième épisode. Et le quatrième. Et les six suivants, dévorés en quelques heures. S’il est évident que Netflix n’a pas mis le paquet, niveau moyens de production, dans cette première saison, rendant une copie passable question réalisation et effets spéciaux (le dragon de je ne sais plus quel épisode fait quand même ‘hachement mal aux yeux après ceux de GoT), la série est très largement sauvée par son scénar et par le monde qu’elle développe.

Bien qu’encore largement entourée de mystères, on se doute que l’arc narratif de Geralt De Riv sera passionnant. Il est le représentant d’un ordre ou d’une caste (pas tellement clair à la fin de cette première saison) qui arrive en fin de vie. Le chasseur de monstres, qui semble immortel, n’a clairement pas la vie facile. Et sous ses dehors bourrus (interprété par un Henri Cavill parfois à la limite de la caricature, avec force grognements à la clé), on sent qu’il a effectivement le potentiel du héros de fantasy qui sauvera la veuve et l’orphelin. Dans le rôle de la veuve, on a celle qui est selon le moi le meilleur personnage de la série, à savoir l’ex-difforme Yennefer De Vengeberg, magicienne de son état qui apprends le grand Art à coup, littéralement, de sang et de sueur. Et dans le rôle de l’orphelin, la charmante Cirilla, héritière d’un royaume dévasté et réceptacle de pouvoirs qui restent, au terme de cette première saison, bien mystérieux. Pas grand chose d’autre à dire sur elle, puisque Cirilla subit les évènement dans ce première saison et n’a pas réellement un rôle proéminent.

Et lorsque la sauce commence à prendre, la mayonnaise est franchement réussie. C’est peut-être l’excellent personnage secondaire joué par non-moins excellent Joey Batey, le barde Jaksier, qui fait balancer la série vers quelque chose d’éminemment plus sympathique et plus passionnant. Jaksier, le cliché du barde lâche et obséquieux, en même temps qu’il est formidablement drôle et efficace, fait un side-kick bienvenu au ténébreux witcher. Il l’humanise avec ses chansons ridicules (mais que j’écoute en boucle depuis que j’ai terminé la série – les musiques, signées par Sonya Belousova et Giona Ostinelli valant leur pesant de cacahouètes) et offre un point d’ancrage au spectateur. Et lorsque l’histoire de Yennefer se développe, triste, grandiloquente et passionnante, on est véritablement accroché.

Mon petit cœur de fanboy de fantasy ne cesse donc d’espérer la fin du COVID-19 pour que reprenne le tournage de la saison 2 afin qu’elle puisse sortir si pas en 2020, au moins quelque part en 2021. Car les producteurs de la série ont en plus osé des choses avec la construction scénaristique. Il m’a fallu quelques épisodes pour comprendre, comme beaucoup d’autres spectateurs, si j’en crois Internet, que les trajectoires des trois héros, Gerlat, Yennefer et Cirilla, appartenait à trois temporalités différentes, parfois distantes de plusieurs dizaines d’années. Avoir deux protagonistes qui ne souffrent pas des affres du temps (Geralt et Yennefer) permet évidemment cette construction asynchrone des épisodes. J’en profite pour tirer mon chapeau aux scénaristes ayant œuvré sur l’adaptation télé pour avoir « reconstruit » une narration fluide à partir de nouvelles éparses du matériau d’origine. Car la série romanesque The Witcher du polonais Sapkowski débute par deux recueils de nouvelles avant de nous embarquer dans une série de romans qui racontent une épopée plus linéaire et classique. Et les producteurs de la série télé ont pris le risque d’adapter les nouvelles et non de débuter les romans, ce qui donne cet aspect parfois décousu entre les épisodes, certainement au début de la série. Mais cela permet de montrer l’  »origin story » de nos trois héros sans user de nombreux flashbacks dans les prochaines saisons.

J’ai cru comprendre que cela avait perturbé nombre de spectateurs qui reprochaient à Netflix une intrigue trop complexe. Mouais. Faudrait quand même voir à pas exagérer : si on est surpris quand on comprend finalement que les temporalités se croisent et se chevauchent parfois, il ne faut pas un PHD en astro-phyique pour analyser l’ensemble quand on a capté l’astuce. Et The Witcher reste, aussi, de la fantasy classique et efficace, avec son lot de monstres divers, de magiciens étranges et de bardes grivois. Donc une histoire à la portée de n’importe quel amateur de légende ou de récit héroïque. Avec juste ce qu’il faut de nudité pour attirer le chaland habitué à cela depuis The Tudors/GoT/Spartacus, etc.

Pour conclure, je dirais simplement que The Witcher est clairement une bonne surprise. Si Netflix réalise qu’il a là non pas un successeur à GoT (ce n’est pas de la fantasy de grands conflits, mais bien de la fantasy plus intimiste qui se déroule, il est vrai, dans un monde en conflit) mais simplement une très bonne histoire de fantasy, il faut espérer qu’ils donneront un peu plus de moyens à la saison 2 pour que la réalisation et ses artifices se rapprochent davantage des standards des séries télé modernes. Ce qui, à première vue, pouvait donc être un nanard sympathique, est en fait une longue introduction en dix épisodes de 50 minutes à ce qui promet d’être une saga riche, dramatique, sombre et passionnante de dark-fantasy. Que demande le peuple, si ce n’est à la saison 2 de confirmer tout cela ?

PS : Et il faut que quelqu’un dise à Henri Cavill que porter des pantalons en cuir moulant quand on est assez musclé, ça… grossit. Du coup, le witcher a l’air parfois un peu boudiné dans son attirail de chasseur de monstres ce qui, je l’imagine, n’était pas l’effet recherché. ?

La huitième fille

De Terry Pratchett, 1987.

Je poursuis donc mon exploration des Annales du Disque-Monde avec La huitième fille (traduction improbable du titre original Equal Rites), troisième tome qui ne reprend donc pas les aventures de Rincevent, de Deuxfleurs et du Bagage. Pratchet débute avec ce tome l’exploration et le développement de son univers selon un autre angle. Il change de protagonistes. Il change même de ton. En effet, si les remarques acides, la parodie et l’idiotie d’une pléiade de personnages secondaires restent de mise, j’ai trouvé ce tome beaucoup plus classique que les deux précédents opus.

On y suit l’enfance d’Eskarina ‘Esk’ Lefèvre, la dernière-née du forgeron de la belle bougrade alpine de Trouduc (sic). Elle est le huitième enfant de son père qui, lui-même, était le huitième garçon de son propre père. Symptôme de destinée exceptionnelle et de dons magiques certains, c’est à la naissance de la petite Esk que le mage Tambour-Billette, voyant sa fin approchée, parvient in extremis à léguer sa magie et son bourdon (i.e. son magical staff), avant que la Mort ne l’accueille dans ses rangs innombrables. Mais, pas de chance : la magie devait être transmise au huitième fils d’un huitième fils. Pas à une fille. Jamais on n’a vue de mage femelle sur la surface du Disque-Monde ! Tout au plus les femmes peuvent-elles devenir des sorcières, tolérées aimablement par les populations locales comme guérisseuses et sages-femmes dans les campagnes reculées…

Du coup, lorsque la petite Esk grandit et commence à montrer des signes inquiétants de magie, c’est à la sorcière locale, Esméralda ‘Mémé’ Ciredutemps qu’il revient d’éduquer la jeunette à l’art ancestral de l’enfumage, des plantes médicinales et de la psychologie inversée. Mais la brave Esk en veut plus : elle ne veut pas juste être une sorcière, elle veut aussi être un mage (du dual class, comme dans D&D ! :-)) Le chemin sera long et les obstacles multiples, évidemment, avant de franchir les portes de l’Université Invisible, la seule école de Magie qui trône quelque part au milieu d’Ankh-Morpork, la capitale improbable à l’odeur de décharge de ce petit monde délirant.

Et ça marche, bien sûr. Bien que plus classique dans sa forme, son fond et son déroulement, cette histoire de coming-of-age nous fait une fois encore ressentir l’amour de Pratchett pour son matériau d’origine. Cela transparait à toutes les pages : loin de tourner les sorcières en ridicule, il les croque ici avec tous leurs défauts et leurs artifices ridicules qui enfument les villageois naïfs et les bourgeoises en mal de sensation. Mémé Ciredutemps cultive volontiers l’image de la recluse à verrue sur le nez (une tragédie pour elle : elle n’a jamais réussi à faire pousser une verrue digne de ce nom sur son visage) mais évite autant que possible de se déplacer sur un balai, car elle a horreur de la hauteur et de la vitesse.

Mais c’est aussi un personnage formidable qui refuse d’admettre ses faiblesses et impose ses souhaits à tout ceux qu’elle rencontre, hommes ou animaux. Et Esk n’a pas appris que les rudiments de l’herboristerie : elle a aussi développé son côté grande-gueule aux côtés de l’attachante mamy au chapeau pointu. Pratchett a une véritable tendresse pour ses personnages. Et si leurs aventures sont moins loufoques que celle de Rincevent et compagnie, il n’en demeure pas moins que le monde que traverse Esk pour devenir la première femme mage de l’histoire du Disque-Monde est toujours aussi étrange, excessif et mesquin. Esk elle-même, à l’image de Mémé Ciredutemps, développe certains penchants pour la roublardise lorsque cela porte à son avantage.

Ce sont donc des personnages bourrés de défauts mais attachants que l’on découvre dans ce troisième opus. Leur quête loufoque est aussi une ode à la différence et un pied de nez à tous les misogynes de la fantasy : oui, les femmes peuvent également avoir de la personnalité et être fortes. Le remake du duel Merlin / Madame Mime (car, oui, Pratchett singe aussi Disney et/ou T.H. White !) est nettement plus impressionnant que sa version d’origine. Et il n’est pas sûr du tout que l’équivalent du Merlin local aurait eu le dessus si le duel s’était poursuivi. Car, oui, les sorcières ne sont pas de que gentilles cartomanciennes frauduleuses : elles maîtrisent aussi l’Art, même si c’est sous une autre forme.

Pratchett en profite aussi pour nous introduire une nouvelle menace sur le Disque-Monde avec l’apprenti Simon qui ouvre, par mégarde, une brèche vers une dimension parallèle et nettement moins sympathique où d’étranges créatures attendent leur heure pour dévorer la magie du Disque-Monde. Et nous présente également la jeune Esk comme une sorte de « Super-Mage » qui s’ignore. On sent donc venir les suites et l’exploitation de ces différentes pistes dans l’un ou l’autre des volumes suivants. Tant mieux, on en redemande !