Lovecraft Country

De Matt Ruff, 2016.

Après le hype de la blogosphère il y a quelques années et le hype de la série télé l’année passée, il était temps pour moi d’ouvrir le roman de Matt Ruff et de tenter de me faire ma propre opinion. Pour une fois, j’ai choisi de lire le bouquin avant de regarder la série télé, sachant que la série va sans doute, du coup, me décevoir. Mais peu importe, je n’ai de toute façon pas l’occasion de regarder beaucoup de séries ces dernières années. Bref. Lovecraft Country, c’est un concept malin : mixer l’ombre de Lovecraft et un sujet hautement politique et indirectement lié, le mouvement BLM (né en 2013, déjà). Pourquoi indirectement lié ? Et bien parce que, nous l’avons déjà abordé de nombreuses fois dans ces colonnes, Lovecraft était d’un racisme crasse envers la communauté afro-américaine. Et que les auteurs de SF ont du mal à vivre avec ce poids sur les épaules.

Du coup, Matt Ruff a choisi l’approche la plus directe : la frontale. L’auteur, relativement peu prolixe et qui ne se cantonne pas à la SF ou à la fantasy dans son œuvre, signe donc ici un hommage tantôt comique tantôt dramatique, à une culture de l’horreur propre à l’Amérique des années 50/60, encore en pleine ségrégation raciale sous le coup des lois Jim Crow. On y suit, notamment, la vie d’Atticus Turner, un black sortant de l’armée et travaillant en Floride rappelé dans sa Chicago natale suite à une mystérieuse lettre de son père. Ce dernier, peu proche de son fils, lui apprends dans son courrier avoir finalement, après de longues années de recherches, trouvé la trace des ancêtres de la mère d’Atticus, décédée voilà déjà quelques années. Interloqué, Atticus rentre donc chez son oncle qui lui apprends que son père a disparu il y a quelques jours après avoir suivi un blanc dans une berline de luxe. Ce qui est totalement contraire aux principes de son père, proche des éditeurs du Green Book et farouche défenseur des droits civiques des afro-américains, suspicieux par réflexe face à n’importe quel compatriote blanc.

Tenter de retrouver son père amènera Atticus sur les traces d’un culte étrange et satanique, vivant reclus dans un village perdu du Sud raciste, où il apprendra finalement qui il est vraiment. Et, sans développer davantage, il ne s’agit là que de la première nouvelle ou récit du roman. En effet, alors que je m’attendais à lire un roman relativement classique dans sa forme, Lovecraft Country est en fait un collage de pas moins de huit récits, pratiquement des nouvelles, interconnectées dont la première donne son nom au roman. Chaque récit met en avant l’un des personnages de l’entourage d’Atticus et ses démêlées avec le culte étrange dans une Amérique encore profondément ségrégationniste, avant de rejoindre les différents fils cousus dans une dernière nouvelle chorale qui entends conclure l’arc narratif ouvert dans la première nouvelle et poursuivi tout du long.

Lovecraft Country se lit d’une traite. Ruff fait preuve d’un don évident pour nous tracer des personnages qui sont autant caricaturaux d’attachants. Montrose, le père d’Atticus, revêche et peu aimant, est par exemple l’un des personnages les plus sympathiques du bouquin. Tout comme l’est, d’une autre manière, l’antagoniste et chef du sombre culte Caleb Braithwhite. Le portait d’une Amérique passée et malheureusement encore actuelle est bien amené. De fait, si le livre dénonce le racisme et l’iniquité de l’outrageuse politique ségrégationniste et des Lois Jim Crown, il le fait de la même manière que le récent Green Book de Peter Farrelly (2018) : c’est l’un des éléments principaux du récit, mais c’est aussi un argument de développement scénaristique et cela s’accompagne, aussi, d’une certaine forme de dérision face aux excès parfois ridicules du militantisme (des deux côtés).

Ce n’est donc pas tant un livre de combat qu’un livre qui choisi un cadre compliqué et qui l’utilise intelligemment. Lovecraft, dont l’ombre plane surtout sur la première nouvelle, est un argument finalement peu utilisé dans le roman, qui parle plus de magie que de créatures réellement monstrueuses. ça et là, une touche d’horreur lovecraftienne ressurgit bien, mais ce n’est pas vraiment le propos : on est surtout là pour comprendre comment cette famille (dans le sens étendu du terme) de militants de la cause noire va s’en sortir face aux manipulations d’un sorcier blanc sûr de sa supériorité et qui semble toujours avoir deux coups d’avance sur eux. Et ça marche ! Le livre est réellement un page-turner, aussi agréable à lire qu’intelligemment construit. Un bon moment de lecture en perspective, donc, si vous n’avez rien à vous mettre sous la dent (sous les yeux ?) pour l’instant.

Or not to be

De Fabrice Colin, 2002.

Fabrice Colin hante ces colonnes depuis longtemps déjà et ses œuvres, toujours particulières, émaillent de leur éclat une production SFFF francophone sans doute trop sage. Or not to be, qui vient d’atteindre sa majorité (déjà 18 ans depuis la publication originale !) ne fait pas exception. Et L’Atalante a été bien inspirée de proposer ce classique alternatif dans sa collection poche et lui redonner, ainsi, une certaine visibilité depuis quelques années. Colin, qui a malheureusement quitté la littérature de genre depuis pour se consacrer à une carrière fructueuse et prolifique en littérature blanche, revenait avec ce texte shakespearien sur quelques-unes des obsessions abordées dans l’inégal mais enthousiasmant Arcadia en 1998. Il est à nouveau question du barde anglais, de l’Arcadie mythique et des mondes parallèles.

Moins délirant qu’Arcadia, cependant, Or not to be nous conte l’histoire de Vitus Amleth de Saint-Ange dans l’Angleterre des années 20. Amnésique, obsédé par les écrits autant que par la vie de Shakespeare, Amleth, à l’annonce de la mort de sa mère, s’échappe du sanatorium dans lequel il vient de passer sept longues années, protégé du monde extérieur. Partagé entre un sentiment de rejet et l’amour presque incestueux qu’il ressent encore pour cette mère-univers, c’est un jeune homme dérangé et perdu qui se lance en quête de ses souvenirs. Pour cela, il se rend au village de Fayrwood, bourgade perdue du Nord de l’Angleterre et absente de toute carte, village hors du temps où il a passé quelques semaines de vacances essentielles dans sa vie d’enfant. Il s’y était alors déjà perdu, plongeant sous les ombres des arbres de la vielle forêt voisine. Plongeant si loin qu’il y trouva un très vieil habitant, souvenir des temps anciens, souvenir qui inspira entre autres Songes d’une nuit d’été à son obsession littéraire…

Construit de manière asynchrone, les souvenirs se mêlant au récit, lui-même interrompu par le présent, ce texte érudit signé par Colin est une nouvelle fois exigeant, complexe et passionnant. Si les premières pages peuvent décontenancer, le roman trouve son vrai souffle après quelques chapitres et l’on ne peut que se plonger à corps perdu dans cette fractale étrange qu’est le destin d’Amleth. Ce voyage à travers la folie, le souvenir et l’amour connait ses moments d’extase et de félicité. A titre d’exemple, je n’ai que rarement lu une scène érotique plus intense que celle qui marque le point de non-retour dans la vie du personnage principal. Magnifiquement écrite, elle se justifie par ailleurs parfaitement dans la construction du récit et démontre que l’amour est aussi un combat, une extase et, forcément, une déception, dans une certaine mesure.

Roman adulte traitant d’un thème très classique en SFFF, à savoir l’histoire de Pan et de son petit peuple, Or not to be n’est certainement pas à ranger du côté des histoires de fantasy préfabriquées et prémâchées. Colin, comme à son habitude, devient parfois foutraque dans sa construction, égarant le lecteur dans des fausses pistes ou dans des digressions étranges. Si, dans l’ensemble, le texte est plus sage que Winterheim ou Arcadia, il n’en demeure pas moins un texte ardu. S’il me fallait le résumer en une phrase, je dirais que c’est Memento dans l’univers de Narnia. Ce n’est cependant pas lui rendre justice. La fin, abrupte, tombe un peu à côté du propos à mes yeux. Mais, à nouveau, rien de surprenant pour un bouquin de Colin qui est habitué du phénomène. Si l’on excuse ces quelques faiblesses, reste un texte passionné et passionnant et une très bonne manière de rentrer dans l’œuvre de son auteur, pour celles et ceux qui ne le connaîtrait pas encore.

Les Secrets

D’Andrus Kivirähk, 2020.

Illustrations de Clara Audureau.

L’Homme qui savait la langue des serpents fut une véritable découverte pour moi il y a quelques mois et reste l’une de mes lectures les plus marquantes de 2020. C’est donc avec anticipation que je me suis jeté sur le nouveau Andrus Kivirähk publié au Tripode en cette fin d’automne. Premier constat : le livre est nettement plus court que le précédent, environ 200 pages, illustrations comprises. Deuxième constat : si le ton est toujours féérique, il le reste cette fois-ci de bout en bout. Les Secrets, contrairement à L’Homme […] fait partie de la production « pour la jeunesse » de son auteur. Accessible dès une dizaine d’années. Qu’à cela ne tienne, jetons-nous dedans.

On y découvre donc la vie de la famille Jalakas, une gentille famille d’une middle class estonienne intemporelle, composée du jeune Siim (4/5 ans), de sa soeur Sirli (6/7 ans), du père, un type un peu looser qui aime regarder le sport à la télé, et de la mère, qui navigue entre son boulot la journée et son boulot de mère le reste du temps. Soit un picth à la Mes voisins les Yamada, pour ceux qui se souviennent de l’excellent yonkoma manga publié chez Delcourt (dans sa collection Shampooing) il y a des années, adapté en long métrage d’animation par nul autre qu’Isao Takahata, l’Estonie en prime. Et le parallèle n’est pas idiot. Car la famille Jalakas, à l’instar des Yamadas, se distingue surtout par les rêves que chacun d’entre eux poursuivent. Contrairement aux Yamadas, cependant, les rêves des Jalakas ne sont pas que des rêves. Siim se rend réellement dans son monde parallèle où il joue les magiciens démiurges. Sirli prend réellement l’ascenseur de leur bloc d’immeuble pour danser dans les nuages en partageant les potins avec le Soleil et la Lune, qui s’engueulent comme un vieux couple. La mère a également son véritable château de conte de fées et le père bat réellement tous ses « ennemis » lors d’évènements sportifs fantasmagoriques où il parvient toujours seul à remporter la victoire face à une adversité toujours plus forte.

La mécanique connait cependant des ratées avec l’arrivée dans le récit du gentil concierge, qui vit la plupart du temps dans le monde sous-marin de son placard à balais, et de la bataille qui l’oppose à l’irascible écrivain du 3e étage, le seul de ces personnages qui ne rêve pas et qui passe son temps à broyer du noir… Vous l’aurez compris, Les Secrets tient davantage du conte que du roman. Les chapitres, volontairement épisodiques jusqu’à la moitié du roman, nous font découvrir les protagonistes, leur vie prosaïque et leur vie rêvée tour à tour. Ce n’est qu’à la moitié du roman que les éléments s’entrecroisent réellement pour tisser la trame d’une « intrigue » principale dont le message est aussi simple que puissant : croyez en vos rêves. Ne les laissez jamais tomber. Ils ne feraient que grossir et noircir jusqu’à devenir une charge pour votre âme et pour tous ceux qui vous entourent.

Les Secrets est donc un récit optimiste, drôle, surréaliste, à 1000 lieues du récit complexe qu’était L’Homme qui savait la langue des serpents. On y retrouve une certaine plume, une admiration pour la naïveté et pour l’enfance qui met du baume au cœur. Si le livre touche forcément moins aux tripes que son aîné, Les Secrets, dans son genre, est une véritable réussite. A lire avec vos gamins quand ils ont un coup de bourdon ou qu’ils n’osent pas faire quelque chose. Kivirähk nous le dit et nous le répète de toutes les manières possibles : osez. Laisser faire votre imagination, poursuivez vos rêves, vous y arriverez.

PS : Les illustrations de Clara Audureau sont plaisantes mais n’apportent en définitive pas grand-chose au texte. Trop simples pour être envisagées comme œuvre à part entière et trop peu nombreuses pour être de véritables supports à la lecture pour les plus jeunes. Un coup dans l’eau.

La quête onirique de Vellitt Boe

De Kij Johnson, 2016.

Dans la longue tradition de ce blog d’arriver après la guerre, nous allons parler aujourd’hui de La quête onirique de Vellitt Boe, que toute la blogosphère SFFF a déjà chroniqué il y a deux ans quand le bouquin était sorti en grand format chez Bélial’ (le monde est petit). Et, une fois encore, nous allons parler de Lovecraft (qui, décidément, a beaucoup occupé mes lectures cette années, de manière souvent détournée, inspirée ou inspirante). Kij Johnson est une romancière américaine connue en francophonie surtout pour sa nouvella Un pont sur la brume qui participa au succès éditorial de la collection Une Heure Lumière à ses débuts. La novella, très poétique, insistait davantage sur l’ambiance d’un monde étrange que sur l’action réelle de son moteur narratif. Elle avait cependant marqué les esprits pour sa capacité d’évocation d’un monde à la marge.

Et c’est précisément ce qui fait aussi la force de sa Quête onirique de Vellitt Boe. Johnson a eu l’idée amusante d’imaginer La quête onirique de Kadath l’inconnue (H.P. Lovecraft, 1943 – publication posthume) à l’envers. C’est-à-dire d’imaginer la quête d’un habitant du pays des songes qui tenterait d’entrer dans le monde des hommes (le monde réel, de notre point de vue de lecteur). Le prétexte avancé tient la route : Vellitt Boe, une professeure au Collège pour femmes d’Ulthar est réveillée en pleine nuit. L’une de ses pensionnaires s’est enfuie avec un rêveur vers le monde des humains. La jeune femme en question, dont le père fait partie du conseil d’administration du collège en question, est également, incidemment, la descendante d’un Dieu endormis local qui n’apprécierait pas trop avoir perdu sa progéniture.

Dans ce monde onirique où les femmes n’ont qu’une importance toute relative et où l’existence même d’un collège pour femme est une grande victoire, un scandale pareil pourrait mener à la fermeture de l’établissement ou, pire, à la destruction complète de la cité par la déité dérangée. Bref ; aboutissement négatif ! Ni d’une ni de deux, Vellitt Boe, la cinquantaine bien frappée, décide de reprendre le bâton de pèlerin de sa propre jeunesse et de parcourir les contrées du rêve pour trouver un accès vers le monde réel et ramener la jeune femme dans son giron. Quitte à aller quémander une clé à son ancien amant, un certain Randoph Carter…

La quête […] oscille donc entre hommage et écrit militant. Johnson, on le découvre dans la postface sous forme d’entretien avec l’éditeur français, a toujours apprécié Lovecraft tout en étant consciente assez vite de son racisme crasse (comme je l’ai déjà dit dans ces colonnes, qu’il convient de contextualiser et non d’excuser). Son propos dans ce court roman est donc de rendre hommage à la vision de l’homme de Providence en « corrigeant » son propos. Pour cela, elle choisit évidemment une héroïne qui évolue dans un monde essentiellement féminin où les personnages sont LBGT et où les hommes « forts » sont plutôt lâches et faibles. D’où le militantisme féministe dont je parlais ci-dessus.

Quelques esprits chagrins sur le web y ont vu une exagération aussi déplacée que déplaisante. A la lecture du roman, cependant, cela ne m’a absolument pas sauté aux yeux. Évidemment, c’est sans doute cette démarche « à thèse » qui lui a valu de gagner un prix littéraire pour son roman (contre La ballade Black Tom, qui modernise également Lovecraft en l’attaquant sur son racisme, sans y ajouter toutefois la touche de féminisme qui semble être le combo gagnant). Mais peu importe. Le texte en lui-même est fort agréable et ces touches de militantisme ne gênent en rien la lecture. Cela rend au contraire le texte plus intéressant, car il jette un œil différent sur un imaginaire bien particulier très peu habité par les femmes.

Les amateurs de Lovecraft seront par ailleurs heureux de retrouver un texte qui respecte la mythologie lovecraftienne sans pour autant respecter le canon de l’œuvre dans son déroulé. En effet, Vellitt est un personnage actif là où les héros lovecraftiens subissent la plupart du temps le monde qui les entoure et les horreurs qu’ils vivent. Vellitt connait ce monde, l’a déjà parcouru et a déjà affronté ses dangers. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elle traverse les contrées du rêve et se confronte tant aux dangers qui la guète qu’aux fantômes de son passé et aux espoirs déçus de sa vie. Le livre souffre peut-être d’un rythme hachuré, passant d’une exposition rapide à une seconde partie plus contemplative, presque guillerette par moment, qui tranche beaucoup avec une partie finale plus sombre et nettement plus explicite que tout ce que Lovecraft n’a jamais produit d’indicible.

L’un dans l’autre, La quête onirique de Vellitt Boe reste un bon roman d’aventure, un hommage intelligent qui tente également de faire passer un message. La plume de Johnson est agréable et elle n’hésite pas à plonger dans l’horreur quand le moment est venu de se confronter aux goules et autres ghasts. Elle confirme, quelques années après Un pont sur la brume, qu’elle est un nom sur lequel il faudra compter dans le paysage de l’imaginaire US, dans une veine assez proche de ce qu’a pu faire Nancy Kress ou Ursula Le Guin avant elle. Et le rapprochement est élogieux.

Leçons du monde fluctuant

De Jérôme Noirez, 2007.

J’ai rarement été plus mal à l’aise à prendre ma plume pour chroniquer une lecture qu’aujourd’hui. Il me semble pouvoir affirmer sans beaucoup de doutes que la dernière fois fut sans doute lorsque je commentais ici Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline. Et c’est, malheureusement, pour les mêmes raisons. Sans vouloir faire de parallèle entre les deux œuvres (Voyage étant à ranger au rayon des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, les Leçons qui nous occupe aujourd’hui à celui de la fantasy intelligente), elles posent toutes deux la question de distinguer l’œuvre de son auteur. Si d’un point de vue purement judiciaire, le crime de l’aîné est probablement pire que ceux de notre contemporain, si l’on se place au niveau moral, il me semble vain de vouloir établir une quelconque gradation.

Car Noirez, jeune auteur de la scène fantastique française il y a encore quelques années, est désormais persona non grata. Ses éditeurs, s’ils n’ont pas retiré ses livres de la vente, se font très discrets sur l’homme. Noirez, en effet, est blacklisté. Et pour une très bonne raison. Il a été condamné en 2016 pour possession et diffusion d’images à caractère pédopornographique. Les sites traditionnels de la SFFF francophone, à l’image de l’entrefilet d’Elbakin, n’ont que relayé l’information de manière assez éludée, sans doute dans l’intention de ne pas choquer l’éventuel jeune lecteur. Car Noirez, au-delà de sa production adulte, fut également un auteur pour la jeunesse, ce qui nous fait tous, j’imagine, encore plus froid dans le dos.

En cherchant un peu sur l’Internet, on retrouve cependant quelques archives qui démontrent bien l’existence du vice, la noirceur de l’individu, l’horreur de son crime. Je n’ai, c’est évident, aucune forme de pitié pour cela. Un article assez intéressant de Marianne revient sur l’histoire compliquée que la littérature et certains de ses auteurs respectables (Gide, Montherlant, Tournier et quelques autres) entretiennent avec la pédophilie. L’article, bien construit, démontre comment l’histoire des mœurs a évolué au long du XXeme pour transformer ce qui fut une lubie malvenue mais tolérée comme une tare d’artiste en ce qu’elle est vraiment : un crime inacceptable. Étant de la génération des jeunes ados de l’affaire Dutroux, j’ai comme tous mes contemporains été confronté à cette triste réalité de manière frontale par cette affaire surmédiatisée. Elle eut le mérite, s’il faut en trouver un, de nous ouvrir les yeux.

L’article de Marianne, cependant, se trompe. Je le cite : « Jérome Noirez, auteur de science-fiction, condamné pour diffusion de matériel pédopornographique en 2016, a vu son éditeur retirer de la vente tous ses livres, pourtant totalement exempts d’allusions pédophiles. » C’est peut-être vrai pour sa production jeunesse, que je ne connais pas, mais ce n’est pas le cas pour sa production adulte.

Leçons du monde fluctuant, dont il est question ici, en contient en effet de nombreuses. Ce qui rend cet article d’autant plus compliqué à écrire et le jugement sur l’œuvre d’autant plus trouble. Noirez, dans ce roman fantastique et largement absurde, nous plonge dans une Londres alternative de la fin du XIXeme. Ce Londres est sous l’hégémonie de la Grande Reine Victoria qui dirige son empire sur le principe de l’éducation. C’est l’éducation et uniquement elle qui doit sortir les peuples de l’ignorance, qui doit vaincre la pauvreté. Le programme est joli, la réalité nettement moindre : sous ce principe se cache une société totalitaire, extrêmement conservatrice qui n’hésite pas à pratiquer le châtiment corporel sur ceux qui n’apprennent pas (assez vite, assez bien), enfants ou adultes sans distinction. Le savoir est érigé en principe fondateur jusqu’à l’absurde. Et c’est sans ce monde que Noirez nous introduit à son personnage principal : Charles Lutwidge Dodgson. Qui, dans le monde réel, le nôtre, finit par prendre un pseudonyme pour sa carrière d’auteur fantaisiste : Lewis Carroll.

Et vous saisissez maintenant pourquoi le livre est extrêmement ambigu. L’auteur d’Alice au pays des merveilles a en effet lui-même une histoire personnelle qui sent le soufre. Si son livre phare a traversé les décennies, soutenu par le fait qu’il fut définitivement absous en étant adapté en classique par nul autre que Disney, cela n’empêche de très nombreuses voix modernes de se questionner sur les troubles penchants de l’auteur anglais. L’autre personnage principal du roman est un (très) jeune fille du nom de Kematia, une indigène d’une île lointaine ressemblant à une Madagascar fantasmagorique. Elle est morte au début du récit, des suites de ce que l’on apprendra plus tard être une excision s’étant mal passée. Elle se réveille alors dans un purgatoire local et n’aura de cesse de comprendre ce qui lui sera arrivé, pourquoi cela lui est arrivé et comment faire pour réparer cette injustice, même dans l’autre monde.

Le bouquin, construit sur des chapitres mettant en scène alternativement les mésaventures de Dodgson, chassé de son université pour ses penchants inavouables et envoyés aux confins de l’Empire car cela arrange bien tout le monde, et la quête de Kematia, le bouquin, disais-je, est plutôt bon. Noirez a des facilités d’écriture évidentes et maîtrise déjà une construction relativement complexe. Il développe des personnages intéressants, troubles, gris et invente une version « adulte » du délire de Lewis Carroll avec, il faut bien l’avouer, un certain brio. Le bouquin, en somme, est original et, finalement, agréable à lire.

C’est d’autant plus troublant pour le lecteur quand on se rend compte que Noirez use de ce trouble, de cette zone grise, pour finalement rester lui-même très flou sur certains aspects du récit qui prennent une tout autre dimension quand on connait la face cachée de l’auteur. La critique parue dans un Bifrost de l’époque expliquait ceci : « Charles Dodgson et Kematia nous apparaissent donc comme des victimes de leurs sociétés respectives : lui, condamné sans preuves par une société où il n’a jamais pu trouver sa place (Noirez évite de se prononcer sur la véracité des penchants pédophiles de son héros, là n’est pas son propos), elle, morte à cause d’une vieille tradition inhumaine. » La parenthèse du texte, que je ne reproche bien sûr pas à l’auteur de la critique rédigée in tempore non suspecto, fait maintenant réfléchir.

Il me semble évident que Noirez, personnage malade et dangereux pour la société comme cela est désormais démontré par la justice, s’est projeté dans ce double imaginaire de Carroll. Il dépeint largement comme couard, faible, hésitant et honteux de ses pulsions. Mais Dodgson est, malgré lui peut-être, le héros de Leçons du monde fluctuant. Il s’en sort, contrairement à tous les autres personnages. Il est, dans une certaine mesure, triomphant. Sans, comme le précise Bifrost, avoir été confronté en une quelconque manière à son côté inexcusable et horrible. C’est donc en même temps un très bon roman de SFFF et un livre à mettre à l’index, définitivement, tout comme son auteur.

Si vous vous demandez pourquoi je l’ai lu, c’est assez simple : je ne savais rien de Jérôme Noirez avant de lire le bouquin et ce n’est qu’en faisant quelques recherches sur le net pour rédiger cette critique que j’ai compris réellement ce que je venais de lire/ce que j’avais entre les mains. La conclusion de ce long article est plus simple à écrire, cependant, que dans l’article sur Voyage au bout de la nuit. Leçons d’un monde fluctuant est sans doute aucun un bon livre fantastique ; cela ne fait cependant pas de lui un monument de la littérature. L’antisémitisme de Céline est, à nouveau sans gradation dans le mal, aussi inexcusable et condamnable que la pédophilie de Noirez. Mais son œuvre, à Céline, est bien autre chose. Et le débat mérite donc d’être mené. Dans le cas de Noirez, ce n’est pas le cas. Passez votre chemin et laissons l’histoire oublier jusqu’à l’existence de ce pauvre être humain. Il y a bien d’autres livres à lire et bien d’autres auteurs à découvrir. Noirez ne sera qu’un secret honteux de la SFFF française que l’on aura oublié d’ici quelques années. Et c’est tant mieux.