Thomas le Rimeur

D’Ellen Kushner, 1990.

Roman de fantasy indépendant, Thomas le Rimeur fut lauréat en son temps du World Fantasy Award et, surtout, du prestigieux Mythopoeic Award. La réputation de ce roman comme développant un univers particulier n’est donc plus à faire. Kushner, qui n’est certes pas la plus productive des écrivains de fantasy actuels, signe ici une très belle fable sur le mythe de Thomas le Rhymer, personnage pseudo-historique du moyen-âge écossais. Ce Thomas, comme celui du roman de Kushner, est un poète/troubadour qui vécu une histoire d’amour avec la Reine des Fées, dans son pays hors du temps.

De fait, le roman nous présente le jeune Thomas, troubadour plein d’avenir, qui tombe progressivement sous le charme d’une paysanne rebelle. Alors que leur relation est en passe de devenir sérieuse, Thomas, parti se promener sur les hauts plateaux, ne peut résister à la visite impromptue de la Reine de Fées. Celle-ci, après lui avoir offert son corps, prend Thomas à son service sept longues années au pays des Fées, sept longues années pendant lesquelles il devra respecter les règles strictes qui lui sont imposées : il ne pourra adresser la parole à personne d’autre qu’à la Reine ; il ne pourra se nourrir d’aliments provenant du pays des Fées, etc. , sous peine d’être enfermé à jamais dans cet univers parallèle. Sept longues années, également, pendant lesquels il pourra ruminer sur le fait qu’il a laissé son seul vrai amour, la jeune paysanne, seule et sans un mot d’explication dans le monde des hommes.

Construit en trois temps, de l’introduction des personnages à l’exil au pays des Fées et, enfin, au difficile retour parmi les hommes, le roman a l’intelligence multiplier les points de vue et les styles. En effet, les protagonistes principaux sont d’abord présentés dans une première partie par le paysan Gavin, un homme de la terre, simple et pragmatique, qui s’exprime peu et juge vite. Puis, vient le récit de Thomas de ses années d’exil, nettement plus sensuel, poétique et tourmenté. Pour finir par une dernière partie racontée successivement par Meg, la femme du fermier Gavin et Elspeth, la jeune paysanne qui attendit Thomas ces longues années. Un regard de femme, dur et mélancolique, sensible et désabusé, que partage les deux protagonistes féminines du roman.

Seule la Reine des Fées n’a pas droit à prendre la parole, ce qui colle parfaitement à son irréalité, ton intangibilité. Elle est un mythe auquel les personnages se confrontent, une certitude éternelle plutôt qu’un réel acteur du récit. Le roman, qui enchaîne un certaine forme d’éloge champêtre moyenâgeuse (Kushner est avant une spécialiste de cette période) avec un voyage en Faërie forcément plus fantastique, est un superbe récit initiatique sur le choix et ses conséquences. Le jeune Thomas apprendre que choisir implique de renoncer. Et que le renoncement a des conséquences sur les autres, souvent malheureuse.

Texte nostalgique, roman d’ambiance, Thomas le Rimeur n’est donc pas à mettre dans le même panier que les romans de Big-Selling-Fantasy. Point de bataille épique, ici. Pas de magie, si ce n’est celle des contes et celle des mots. Éloge aux romans d’amour courtois, sans la partie épique ou héroïque, Thomas le Rimeur est un bel exemple d’une fantasy différente, à rapprocher par exemple des textes de Guy Gavriel Kay ou de Robert Holdstock. Une belle parenthèse entre deux Game-of-Throne-like, pour ceux d’entre vous qui savent aussi prendre le temps de respirer.

Berazachussetts

De Leandro Ávalos Blacha, 2007

Aouch ! La SF argentine, ça fait mal par où ça passe. Bienvenue dans le délire total issu de l’esprit de Leandro Ávalos Blacha, dont il s’agit ici du premier roman. Comment le résumer en lui faisant honneur ? Il s’agit, en somme, de l’histoire d’une zombie punk, obèse, nommée Trash. Chanteuse d’un groupe punk, donc, elle décide de se barrer de son coin car elle en a marre de ses potes. Et elle est recueillie à moitié à poil à l’orée des banlieues populaires de Berrazachussetts, le quartier fictif d’un Buenos Aires imaginaire, par quatre vieilles veuves qui vivent ensemble depuis de nombreuses années, menée par l’inénarrable Dora.

Humour gore, nonsense et autres délires de torture s’enchaîneront inéluctablement vers une fin (faim?) forcément apocalyptique. Difficile d’en dire plus sans dévoiler l’intrigue. Sachez simplement que, finalement, ce sont plutôt les quatre comparses qui deviennent rapidement les personnages principaux, Trash traversant le récit de manière rectiligne, comme pourrait le faire un zombie qui se fout un peu des convenances.

Critique sociale, caricature des défauts et perversités de la société argentine moderne, le lecteur peu familier avec l’Amérique Latine en général et Buenos Aires en particulier (comme moi) ratera certainement nombre de références. La traductrice essaie bien d’expliquer certaines références en notes en bas de page, et la postface aide également, mais cela reste trop loin de mes références quotidiennes pour que je m’exprime sur la pertinence de ces caricatures grinçantes.

Indépendamment de ces références locales, on lit à travers ces pages une critique cinglante de la structure sociale, très marquée, de la médiocrité des élites dirigeantes et des espoirs ridicules d’une middle-class qui espère toujours monter quelques échelons de revenu. Et on y voit aussi le fantasme d’une nouvelle vie pour des femmes d’une soixantaine d’années qui ont encore plein de rêves, pour aussi foireux qu’ils soient.

Roman coup de poing, rapidement lu, Berazachussetts regorge de personnages bigger than life. Du vieux maire pervers à l’handicapée manipulatrice, Blacha s’assied sur les convenances et nous envoie son pétard de salle gamin en pleine tronche. Et c’est drôle. Désopilant, mais drôle. Je cherchais quelque chose de similaire à Berazachussetts pour faire un parallèle qui pourrait éclairer le lecteur perdu en ces lieux. Mais j’avoue que je ne suis tombé que sur Tamala 2010. Mais bon, ça va pas dire grand chose à grand monde, comme référence ! 🙂 Si vous voulez tester quelque chose d’inhabituel, n’hésitez pas !

Une vie sans fin

De Frédéric Beigbeder, 2018

Cela fait des années maintenant que je lis le sourire aux lèvres les textes de Beigbeder. Il s’agit probablement d’un phénomène générationnel : s’il a plus de dix ans de plus que moi, ses textes me parlent sans effort, ses références sont en grande partie miennes. Et même ses goûts littéraires, exposés dans ses deux « catalogues » consacrés aux livres, ressemblent aux miens, la SFFF en moins. Du coup, je ne résiste pas bien longtemps à la tentation de me procurer et de lire la nouvelle fournée.

Celles-ci se font de plus en plus rares, d’ailleurs. Trois ans depuis son dernier opus, Conversations d’un enfant du siècle. Quatre ans depuis Oona et Salinger. C’est donc avec une certaine anticipation que j’ouvrai voilà quelques semaines Une vie sans fin, autoproclamé « roman documentaire » sur le transhumanisme. Beigbeder, narrateur et personnage principal de son livre, a vieilli. Le cap du demi-siècle et la paternité l’inquiètent. Il se rend compte, doucement mais sûrement, que son corps va bien lâcher un jour. Fini les excès de jeunesse. Fini la cocaïne sur les capots de bagnole, fini les extas partagées avec des mannequins russes. Place à la recherche génétique, à la transfusion sanguine et aux cellules souches.

Objet hybride, Beigbeder mêle l’autofiction habituelle des ses romans précédents à une forme d’enquête mondiale sur le prolongement de la vie, le refus de la mort. Il se veut étrangement didactique lorsqu’il rencontre ses différents interlocuteurs scientifiques, de l’honnête généticien suisse au demiurge transhumaniste new-yorkais. Il use sa plume à nous décrire par le menu des opérations qu’il semble ne comprendre que partiellement (même s’il est évidemment moins naïf ou béotien qu’il veut le faire croire). Et, en parallèle, il s’amuse à faire de sa fille aînée un personnage de fiction comme il le fut lui-même dans 99 francs ou dans l’Égoïste romantique.

Ces passages où sa fille se lie d’amitié d’abord, d’amour ensuite, avec un assistant robot, où ils se font jeté d’une clinique privée suisse pour attentat à la pudeur robotique, où Beigbeder se perd lui-même dans une quête sans fin (à l’image du ruban de Möbius qui orne la couverture de cette édition hardback), sont certainement les meilleurs du roman. Ils forment une réminiscence bienvenue du Beigbeder du début des années 2000. Du trublion iconoclaste et fêtard qui m’a toujours fait sourire et qui s’était mué en écrivain respectable avec Un roman français et Oona et Salinger. Même le procédé de la liste, qui me laisse d’habitude froid chez d’autres néo-romanciers, révèle que le directeur de publication de Lui a toujours une plume acérée quand il l’a met au service de la vanne.

Ce qui rend d’autant plus dommage la fascination parfois scolaire avec laquelle il décrit les procédés et principes transhumanistes. Je peux imaginer sans problème qu’il s’est passionné pour ce matériaux de base, mais… comment dire? Il arrive quelques années après la guerre. Sans être un spécialiste du domaine, le téléspectateur moyennement assidu d’Arte que je suis n’a strictement rien appris de bouleversant sur le domaine. Oui, il y a des avancées réelles qui démontrent que nous ne sommes pas loin de l’humain 2.0. Oui, l’eugénisme potentiel est un risque. Oui, il y a un paquet de charlatans qui gravitent autours de ces thématiques pour taxer un max de thunes à des vieux riches qui s’imaginent pouvoir vaincre la mort. On le savait. Et on le sait toujours après Une vie sans fin, sans que ce dernier n’apporte la moindre pierre à une réflexion critique sur cette thématique difficile de la bioéthique.

Un Beigbeder mineur, donc. Amusant, souvent. Béat, un peu trop à mon goût. Mais, bon, sa capacité à être vulgairement drôle l’excuse d’à peu près tout !

Le Club Vesuvius

De Mark Gatiss, 2004

Je me fais rarement avoir par les têtes de gondolle des librairies. Et paf, me voilà eu. Triple attrait : Mark Gatiss, le co-scénariste de Sherlock, la nouvelle collection poche de Bragelonne et un gros bandeau Steampunk sur la tranche. Mais… Bon, c’est pas ça, quoi.

J’aurai du me méfier, vu la couverture. Si l’habillage est assez joli, cet espère de photo/illustration façon Harlequin ou collection BitLit de chez Milady, aurait du me mettre la puce à l’oreille. Il ne s’agit nullement d’un honnête récit fantastique, mais d’une aventure sympathique à l’eau de rose. En quelques mots, un artistes dandy, Lucifer Box, joue les agents secrets, voire à l’occasion l’assassin, au service de la Reine d’Angleterre. En ce début du XXème, le voilà embarqué dans une enquête qui l’amenèra jusqu’aux pieds du Vesuse, à la poursuite de savants cachant de sombres secrets.

Et tout cela est très sympathique. Cela se lit vite, cela fait sourire de temps à autre et on se prend à vouloir aller jusqu’au bout pour découvrir le fin mot de l’histoire. Mais, on l’oublie encore plus vite qu’on l’a lu. Si Lucifer Box est un personnage sympathique, c’est aussi un personnage déjà vu 1000 fois. Dans le même registre, la trilogie d’Ambremer de Pierre Pevel est mieux écrite, plus soutenue, davantage construit et laisse un impression certainement plus durable.

J’ai du mal à faire le lien entre le co-scénariste de Sherlock, série où l’écriture est ciselée et les dialogues acérés au mot près et l’auteur de ce Club Vesuvius, donc le scénario est quand même un poil téléphoné et les dialogues convenus. Je fus même affligé, à quelques reprises, par la facilité de certaines réparties, tellement éculées que je ne pensais pas qu’il les oserait. Et, si le but était de choquer avec le libertinage bisexuel de Box , on ne peut que rester sur notre faim par ce développement pour finir très sage.

A tel point que je me demande si je suis dans le cœur de cible. Je vois dans ce fantasme homosexuel ce que le yaoi tente en manga : attirer un public féminin relativement jeune et inexpérimenté qui se pâme sur les histoires sulfureuses de beaux jeunes hommes (le fandom homo de Sherlock, dans le non-dit, est beaucoup plus amusant). Mais, comme je ne corresponds pas à la case en question, tout ceci me laisse assez froid.

Bon, soyons honnêtes : le roman reste un gentil divertissement qui n’est pas désagréable à lire. Mais il n’apporte strictement rien de nouveau. Strictement. Rien.

Dernier élément qui m’échappe : pourquoi Bragelonne a-t-il choisi de commercialiser cela sous une collection qui se veut Steampunk ? Le Club Vesuvius n’a rien, ni de près ni de loin, à voir avec du Steampunk. Oui, l’histoire se passe aux débuts des années 1900. Oui, il y a quelques éléments fantastiques. Mais, non, il n’y a aucun élément steampunk. Espérons que les autres volumes de la collection lui rendront davantage justice.

La Horde du Contrevent

D’Alain Damasio, 2004.

Difficile d’être original dans une critique sur un bouquin devenu un classique de la fantasy française. A peu près tous les blogs actifs sur les littératures de l’imaginaire ont chroniqué le roman de Damasio à un moment ou l’autre de leur existence virtuelle. En effet, La Horde du Contrevent est réellement devenu un classique : publié chez La Volte en 2004, maison peu habituée aux succès de librairie, le roman a bénéficié d’un bouche-à-oreille tellement positif qu’il a fini par se vendre à plus de 200.000 exemplaires, ce qui est un très très bon score pour de la fantasy francophone. Il est d’ailleurs toujours présenté en bonne place sur les étals des commerçants culturels, genre FNAC et autres (dans sa version poche, chez Folio SF).

Et je comprend parfaitement la raison de son succès. Damasio, que j’avais lu il y a quelques années dans ses formats courts (Aucun souvenir assez solide, également chez Folio SF), est un amoureux de la langue française et joue avec le verbe probablement mieux que l’écrasante majorité des auteurs de SF & fantasy. Là où ses nouvelles se construisaient autours d’un concept linguistique, Damasio a habillement intégré cet amour particulier du mot dans la narration de La Horde. Avec un mécanisme, à priori, simple : en multipliant les points de vue, puisque chacun des membres de La Horde s’exprime à la première personne au sein du récit, identifié par un glyphe personnel en début de paragraphe, Damasio peut ainsi créer, artificiellement, une grosse dizaine de « façon » d’écrire différente. De la gouaille rocailleuse de Golgoth, le traceur et chef de bande, à la verve bondissante de Caracolle, le troubadour, en passant par le langage davantage posé de Sov, le scribe ou de Pietro, le diplomate (tous deux fort utilisés quand il s’agit de faire avancer l’intrigue), les personnages et les styles s’enchaînent au plus grand bonheur de leur auteur.

Damasio s’amuse en sus à casser le rythme classique du roman d’aventure, en maniant l’ellipse à foison, plusieurs années s’écoulant d’une page à l’autre alors que la majorité des chapitres insistent sur le temps réel. Cela peut déstabiliser le lecteur habitué à une lecture plus linéaire, mais permet de faire avancer une histoire qui aurait pu s’étendre sur plusieurs milliers de pages là où elle n’en fait que 650 dans sa version poche. Le choix des passages développés n’en est que plus significatif : lorsque la Horde a à subir plusieurs épreuves successives pour traverser une ville, seule l’épreuve de la joute verbale est détaillée in extenso. Cela permet à Damasio, à travers le toujours bondissant Caracolle, d’aligner les rimes et les palindromes avec un bonheur certain.

Mais tout ceci sert-il l’histoire ? La Horde du Contrevent est l’histoire d’une quête impossible. Une vingtaine d’hommes et de femmes sont élevés depuis l’enfance pour remonter, à pied, à l’extrême-amont, à la source du vent qui coule uniformément du Nord vers le Sud. En partant de l’extrême Sud, la Horde affrontera des années durant la rigueur d’un monde inhospitalier pour aller ne fut-ce qu’un pas plus loin que la génération précédente. Car cela fait huit siècles que des Hordes se lancent à corps perdu dans la recherche de la source des vents, l’extrême-amont, en espérant y découvrir des réponses (même si les questions ne sont jamais formulées). Et huit siècles qu’elles échouent. Mais cette Horde, jugée la plus rapide, la plus complète, la plus forte, porte l’espoir d’un monde pour y parvenir.

En chemin, ils affronteront les diverses formes du vent, de la simple bourrasque à la plus formidable tempête (et au-delà), les mystérieux chrones et les rares humains qui s’opposent, pour des raisons diverses, à leur quête. Et ils s’affronteront surtout eux-mêmes, leurs doutes, leurs dissensions internes, les conflits (inter-)personnels. En résumé, une quête épique menée par des femmes et des hommes en proie à leurs propres démons, un livre-univers qui a l’intelligence de ne se dévoiler qu’indirectement, à travers des trajectoires individuelles parfois contradictoires. Il règne, en plus, une ambiance de fin d’époque sur le roman : la Horde est un instrument du passé, vivant dans la gloire de sa renommée, petit à petit rattrapée par le développement technologique qui utilise le vent et ne se contente plus de lutter contre lui. Une certaine déliquescence qui accueille volontiers la mort, souvent présente, et qui fait la part belle à une interprétation philosophique de leur combat, de la place et de la signification du vent.

On l’aura compris à la lecture de ces quelques lignes qui tentaient tant bien que mal de résumer l’histoire et les enjeux abordés, La Horde du Contrevent est un roman complexe, doté de nombreuses clés de lecture et proposant un palette de personnages « bigger than life » aux quêtes personnelles liées intimement à la quête principale, moteur scénaristique du livre. Pour autant, l’alchimie entre ce programme et une écriture exigeante marche-t-elle ? C’est, je pense, l’explication du succès de La Horde : le lecteur de SF ou de fantasy standard, sans avoir aucune intention de le dénigrer ou même de le juger, n’a que peu l’habitude d’être confronté à un style exigeant. En cela, le livre est exceptionnel : il manie à merveille un fond classique (car si le monde développé dans La Horde est bien inédit, la logique d’une quête éternelle n’est pas réellement neuve dans la SFFF, voir par exemple La Tour Sombre) et une plume acérée. Le choc que cela peut créer chez le lecteur lambda en fait un livre mémorable. Et avec raison : il plane des kilomètres au-dessus de 99% de la production SFFF classique, en terme de qualité littéraire.

Pourtant, il cache à mes yeux une double-frustration. D’abord, Damasio a du contenir son amour de la langue pour malgré tout faire avancer l’intrigue. Et si quelques passages sont du bonheur pur, il y a aussi quelques lourdeurs qui rendent le texte plus indigeste que fluide (ce qui est particulièrement dommage pour un livre sur le vent). Vouloir à tout prix expérimenter en permanence avec le style est un exercice périlleux : le trop plein n’est jamais loin. Et c’est très limite, par moment. Là où cela fonctionnait dans ses nouvelles, dédiées à un concept linguistico-stylistique, l’expérimentation de la novlangue se révèle un peu lourde à la longue, devenant davantage un obstacle au ressenti qu’une aide au propos.

Ensuite, l’histoire elle-même souffre selon moi de certains partis-pris stylistiques. La multiplication des points-de-vue, des temporalités et des styles rend complexe l’entrée dans le roman. Pour être franc, c’est un bouquin qui m’a prit de longs mois à finir, entrecoupés de nombreuses autres lectures. Je ne me suis réellement sentis concerné par le développement de la quête et le devenir des personnages qu’après la moitié à peu près du tome. Il m’a fallut attendre la traversée de la « flaque » pour que j’accroche réellement au propos du livre. Et si je tire mon chapeau pour l’effort d’écriture, il est un peu dommage de constater que je ne suis réellement rentré dedans que pour les 200/250 dernières pages. A titre d’exemple, les morts successives ne m’ont pas réellement touchées jusqu’à ce qu’on arrive aux personnages réellement développés.

On ne retient en définitive que quelques personnages : le Golgoth, Caracolle, Pietro, Erg, Oroshii et, dans une moindre mesure, Sov. Soit six personnages sur les dizaines que compte le roman. Dommage… Autre faiblesse, probablement voulue par l’auteur : les fausses-pistes. Qui est l’organisation qui chasse la Horde ? Quel est son but ? Que sont réellement les chrones ? Autant de questions posées qui ne trouvent pas de réponse. En soi, ce n’est pas un problème, si ce n’est que cela a tendance à dévier le récit de son essence sans réellement apporter une pierre utile à l’intrigue, même indirectement.

Il m’est difficile d’oublier ces réserves pour crier, comme tout le monde, au génie. Ne nous trompons pas : c’est un très bon bouquin, riche, inattendu et innovant. Mais aussi frustrant. Damasio, pour habille qu’il soit avec les mots, n’est pas non plus Perec. Certaines de ces expérimentations sont un peu poussives, transformant la rigueur en acharnement et le plaisir en effort. Une lecture cependant indispensable pour les fans de SFFF, pour s’élever au-dessus de la « big-selling-fantasy » classique à l’américaine, mais probablement pas à conseiller à un novice.

Je suis particulièrement curieux de découvrir l’adaptation en jeu vidéo ou, mieux encore, en film d’animation. Elles pourraient reprendre la force non-négligeable de ce récit en gommant certaines de ses scories. Réduire l’histoire à sa plus simple expression serait sans doute salvateur. Mauvaise nouvelle, cependant, les adaptations vidéoludique et animée sont au point mort depuis des années maintenant (malgré la présence de Jan Kounen et Marc Caro pour cette dernière). Reste la récente BD, prévue en quatre ou cinq tomes, pour vérifier si l’on peut faire mieux que Damasio avec le même matériau de base. A découvrir.