Les habitants du mirage

D’Abraham Merritt, 1932

Pionnier de la fantasy lors de l’âge d’or des pulps, Abraham Merritt est l’un de ces noms sur lesquels l’amateur de littérature de genre tombe régulièrement sans pour autant l’avoir lu. Bien qu’une bonne partie de ses écrits furent en effet traduits en français, notamment en deux tomes de ses œuvres (presque) complètes chez Lefranq fin des années 90, Merritt n’a jamais eu le privilège de rééditions multiples ou des têtes de pont dans les rayonnages de la FNAC et autres grandes surfaces de la culture en masse. Du coup, à part à travers les hommages dithyrambiques de son élève spirituel Lovecraft, on tombe rarement sur le nom de Merritt de nos jours.

Pourtant, le personnage est intéressant. Rédacteur en chef d’American Weekly, il ne consacra qu’un temps réduit à l’écriture d’œuvres SF ou fantasy dans les années 30. Et il acquit alors, à son époque, le statut de référence dans le domaine. Il faut dire que le bonhomme a une bonne plume et un certain don pour raconter des histoires rocambolesques sans tomber dans le simplisme industrieux de certains de ses contemporains. Marqué par son époque et cédant de temps à autres aux mécanismes rodés du pulp (la structure en feuilleton, le héro démiurge à la Conan, les mondes merveilleux mais scientifiquement plausibles, à l’œil de l’homme des années 30, à la façon d’un Tarzan égaré dans un récit de Jules Verne, etc.), Merritt avait pour lui d’écrire avant tout pour son propre plaisir et non pour flatter son lectorat.

En découlèrent quelques œuvres considérées comme majeures, comme la Nef d’Ishtar, le Gouffre de la Lune ou, donc, les Habitants du mirage. Et, chance pour le lecteur, la toute petite maison d’édition Calidor a décidé, pour son line-up de création, de proposer aux lecteurs francophones une nouvelle traduction de ce dernier, qui inclus pour la première fois la fin originale du roman, remplacée pendant les 50 dernières années par une fin édulcorée souhaitée par l’éditeur d’Argosy à l’époque de la parution originale en feuilleton du bouquin aux États-Unis. Le tout, dans une belle édition illustrée par Sébastien Jourdain.

En résumé, on y découvre les péripéties de Leif, un descendant des vikings blond, musclé et malin, qui se trouve être la réincarnation d’un roi des temps anciens qui manipule un monstre tentaculaire sorti d’une autre dimension. Des steppes de Mongolie à la Vallée du mirage, perdue quelque part dans le grand Nord, Leif se battra contre le double qui l’habite et ses pulsions issues des temps ancien, hésitera entre la diaphane Evalie, princesse du petit peuple, et la cruelle et belle Lur, sorcière des Ayjirs.

Le roman mêle donc les découvertes archéologiques sensationnelles, l’aventure, l’érotisme soft et une fantasy un peu light où les sorcières parlent aux loups, où les guerriers se balancent des marteaux de 25 kilos à la tronche et où le personnage principal apprends une nouvelle langue en deux jours. Tout ceci fleure bon l’Aventure avec un grand A. Heureusement, le style, résolument moderne (peut-être est-ce au moins en partie du à la nouvelle traduction de Thomas Garel ?) et le ton, finalement assez pessimiste, rendent le texte toujours percutant pour un lecteur actuel qui n’est pas forcément amateur du charme suranné des pulps. Même les femmes, habituellement victimes ou objets, jouent ici rôle de premier plan et sont moins unidimensionnelles qu’elles ne le laissent présager au premier regard.

Alors, évidemment, ne vous attendez pas à un récit ultra-complexe à personnages multiples. Argosy était peut-être un plus sérieux, comme magazine, que Weird Tales ou Fantastic Tales, mais n’en demeure pas moins une publication « sensationnelle » où l’effroi et le dépaysement faisaient partie de la formule, au plus grand bonheur des jeunes lecteurs contemporains des années folles américaines. Et, dans le genre, c’est un classique, un modèle, un ancêtre de ce qui allait donner quelques années plus tard les héros immortels de Robert E. Howard ou de C.L. Moore. Sans oublier le monstre tentaculaire, commun dans les fictions de l’époque, mais qui fait irrémédiablement pensé à son fan avoué, H.P. Lovecraft.

Derniers mots sur l’édition : bien qu’il semble que les éditions Calidor, dont c’était là le coup d’essai, soient en stand-by pour une durée indéterminée, on ne peut qu’espérer que la collection reprenne un jour. Je ne suis pas tellement convaincu par l’utilité de l’illustration (ni, d’ailleurs, de la qualité de celle-ci : Sébastien Jourdain fait ici dans le convenu, à la limite, parfois, de l’illustration amateur), mais la ligne éditoriale vaut certainement le détour.

Dæmone

De Thomas Day, 2011

Paru initialement sous le nom de Les Cinq derniers contrats de Dæmone Eraser en 2001, Dæmone doit, je pense, être considéré comme un roman différent. Considérablement révisé pour le dixième anniversaire de la sa parution, le texte a été allongé et a gagné, d’après les propos de l’auteur lui-même, en profondeur et en structure.

Thomas Day en a profité, par ailleurs, pour l’intégrer dans son grand œuvre, le monde des Sept Berceaux. Le roman s’ouvre donc avec le personnage d’Alèphe, un Guerrier du temps, sorte d’insecte géant plus ou moins immortel, qui doit prouver à son maître que l’être humain vaut quelque chose, afin d’éviter une éradication totale. Et pour ce faire, l’Alèphe ne trouvera rien de mieux que de tenter de trouver une définition de l’amour.

Assez classique, vous dites-vous. Sauf que, pour trouver cette définition de l’amour, il s’adresse à Dæmone Eraser, David Rosenberg 2.0, un être humain augmenté, mort et ressuscité à partir d’une sauvegarde informatique, gladiateur violent et champion incontesté de l’Aire Humaine, une sorte de survival game quelque part entre Rollerball et Battle Royale, armes technologiques en plus. Ce même Dæmone Eraser qui cherche un sens à sa vie depuis que sa femme est plongée dans un coma sans retour.

L’Alèphe lui proposera donc un marché qu’il ne peut refuser : 5 contrats, en tant que tueur à gage, contre le retour de l’amour de sa vie. Et à partir de là, Dæmone construit un récit en cinq actes, violents, bruts, comme autant de tableaux baroques d’une SF sombre et militaire. La quatrième de couverture, tout comme Thomas Day lui-même, se plaisent à citer Sam Peckinpah comme influence majeure, le western n’étant jamais loin du space-opera. J’y vois personnellement davantage de Gunnm ou même de Shirow dans les influences, avec un propos intelligible en prime.

Le bouquin est court, sens la poudre à canon à toutes les pages et n’hésite pas à tomber dans l’explicite (tant pour l’effet de balles que pour le sexe), comme c’est toujours le cas avec Day. Ce n’est pourtant jamais gratuit. Et l’histoire, le développement des personnages principaux comme secondaires, tiennent de bout en bout. Aux côté de Dæmone, véritable machine à tuer à la limite de la dépression, on découvre une ribambelle de personnages secondaires tous plus « bigger than life » l’un que l’autre. Du garde du corps homme-chat à la compagne bio-mécanique qui tient davantage de l’arme que de la femme (Major Kusanagi, quelqu’un ?), on est, à n’en pas douter, dans du techno-thriller de haut vol.

Alors, bien sûr, on est parfois un peu frustré de ne pas avoir plus d’explications sur le monde qui entoure Dæmone. Bien sûr, on peut regretter que certains personnages sont peu exploités (dans les victimes de Dæmone, le médecin/bourreau repentant avait plein de potentiel), mais c’est le prix à payer pour la force du récit : un véritable coup de poing, bourré d’hémoglobine et de drones ultra-armés. Avec, tout de même, un sens. Au-delà de l’exercice de style, on ne peut qu’être charmé par le brio de Day pour imposer un rythme et un cadre en allant à l’essentiel. Du tout bon.

Entremonde

De Neil Gaiman et Michael Reaves, 2007

Comment ne pas aimer Neil Gaiman ? Après avoir scénarisé Sandman, tout lui sera pardonné. Même cet ébauche de série pour ado, avec super-héros et voyages dans le multivers garantis. Peut-être est-ce l’alliance avec Michael Reaves, surtout connu pour avoir pondu quelques séries dans l’univers étendu de Star Wars ? Peut-être est-ce une envie soudaine de se détendre et de rédiger quelque chose de simple, un peu comme ce que fait Brandon Sanderson avec sa série Alcatraz. Peut-être. Quoi qu’il en soit, Entremonde ne fera pas date.

En résumé, on y suit les mésaventures de Joey, un ado passe-partout qui se découvre le pouvoir de naviguer entre les mondes du multivers (vous savez, comme dans Slider ?), ici appelé l’altivers. Pas de chance pour lui : deux puissantes maléfiques tentent de prendre contrôle de toutes les réalités parallèles. L’une se base sur sa foi en la technologie là où l’autre table sur la magie. Noire, bien entendu.

Et le brave Joey, qui n’est pas doué pour grand chose, se révèle être un « marcheur » (ceux qui savent trouver les passages entre les réalités parallèles) avec un potentiel gigantesque (qui l’eut cru ?). Rapidement menacé par l’empire technologique, il est sauvé par un autre marcheur mystérieux avant d’être enlevé par une sorcière retorse pour servir de carburant à son vaisseau transplaneur. Il est fort heureusement à nouveau sauvé par le marcheur mystérieux qui l’emmène au cœur de la résistance : une cité de l’Entremonde dont tous les habitants sont … des versions parallèles de lui-même !

Et j’arrête là, sinon je vous raconte tout le bouquin. Vous aurez compris aux quelques remarques cyniques que l’histoire m’a laissé relativement indifférent. Handicapé par sa taille réduite (à peine un peu plus de 200 pages), le bouquin ne prend ni le temps d’installer ses personnages, ni de les creuser, ni de rendre crédible sa trame principale. Tout va très vite, les bonnes idées et les rebondissements éculés se succèdent sans même qu’on ait le temps de les laisser macérer un peu.

Pourtant Gaiman est plutôt bon dans les formats courts. Ses multiples nouvelles sont souvent excellentes. Au format mi-long, L’océan au bout du chemin est un véritable tour de force. Que c’est-il donc passé avec Entremonde ? Je ne vois que l’explication d’une amitié improbable avec Michael Reaves qui, de par son palmarès, est plus habitué à ce type de production alimentaire.

Reste quelques idées sympas et l’esquisse d’un monde qu’il serait intéressant de développer. Si le principe d’un multivers où des versions alternatives d’une même personne s’entraident pour lutter contre le chaos n’est pas neuve, il y a certainement un plaisir enfantin à imaginer les mondes d’origine des versions alternatives de Joey (la version homme-loup, la version robot, la version homme-aigle, etc.) Ces personnages secondaires sont cependant expédiés en quelques traits avec la promesse, dirait-on, de les exploiter davantage dans les inévitables suites.

Entremonde sert donc d’introduction à son personnage principal relativement insipide, qui vit ici une aventure confuse (pourquoi se bat-il ? contre quoi exactement ? quelle est la nature de la menace, autre que le péril direct pour le protagonistes ?). Les motifs des uns et des autres restent davantage schématiques qu’explicites. Par exemple, que recherchent réellement les méchants de l’histoire (bon, ok, cette question est vraie aussi pour l’Empereur, Sauron, Voldemort, pour ne citer qu’eux) ?

En refermant le livre, je ne peux donc que regretter le gâchis qu’un manque d’ambition a provoqué. Difficile de déterminer la part de responsabilité de l’un ou l’autre des auteurs, mais inutile de préciser à ce stade, je pense, que c’est très en-dessous de ce à quoi l’on s’attend avec Gaiman d’habitude, même dans sa production jeunesse, forcément plus simple (quoi que, Coraline est-il vraiment un récit tellement simple ?).

Peut-être les suites, Silver Dream, sortie en 2013 et Eternity’s Wheel, 2014, à ma connaissance inédites en français, rachètent-elle le concept et proposent-t-elle davantage à partir des idées esquissées dans Entremonde ? Je ne le saurai sans doute jamais, n’ayant pas réellement l’ambition de perdre davantage mon temps avec une série vraiment trop brouillonne, qui cherche systématiquement la facilité là où elle aurait pu proposer de nouveaux concepts intéressants.

La panse

De Léo Henry, 2017.

Court roman sorti directement en poche chez Folio SF, La panse est une plongée assez sombre dans les entrailles du quartier de la Défense, à Paris. Pas de thriller politico-financier au rendez-vous, pas de Jérôme Kerviel ou autre clone du Wolf of Wall Street comme personne principal : Bastien est un chômeur qui vivote de droite à gauche quand il se met, presque sur un coup de tête, à rechercher sa sœur jumelle, Diane, qui n’a plus donné de nouvelles à sa famille depuis des mois. A force de chercher, Bastien tombe sur un société étrange aux multiples noms et activités douteuses. Société qui semble avoir des ramifications jusqu’aux tréfonds physiques du quartier de la finance parisienne et qui cache, bien sûr, des secrets inavouables.

Finalement très classique dans sa trame, La panse est une bonne surprise. Acheté par hasard (les couvertures d’Aurélien Police sont toujours efficaces pour attirer l’œil), rapidement lu, le roman mélange savamment le côté intrigue policière crade à la Jean-Christophe Grangé et le fantasme souvent utilisé de la « société secrète » tentaculaire et manipulatrice (au hasard, The Game, Eyes wide shut, le Spectre de James Bond). Les parallèles cinématographiques ne manquent pas, tant le développement de l’intrigue correspond au schéma traditionnel de la descente (littérale, dans ce cas-ci) aux enfers du personne principal, petit à petit contaminé par ce qu’il entends combattre, jusqu’au point où les frontières floues de la raison et l’ivresse du pouvoir amènent le protagoniste sur le fil du rasoir.

Ajouter à ceci un brio certain pour décrire l’environnement froid, tout en métal, en béton et en verre, de la Défense (qui, comme tous les quartiers de bureaux, est infréquentable en-dehors des heures d’ouverture) et une certaine propension à utiliser la novlangue de l’entreprise pour colorer le tout d’un verni de crédibilité bienvenu, et vous avez un bon livre. L’enracinement dans le présent est l’une des forces du roman, puisqu’il augmente l’identification, mais aussi, peut-être, sans doute, une faiblesse. Je ne peux m’empêcher de me demander si ce genre de bouquin survit à l’épreuve du temps. Si l’encrage dans le quotidien, pour de la SF (light, il est vrai), n’est pas une condamnation à plus ou moins court terme.

Autre élément amusant : sans connaître rien de l’auteur, j’ai « reconnu » à plusieurs endroits des similitudes troublantes avec la « corporate SF » de L.L. Kloetzer (sans tout de fois le côté pédant qui m’avait un peu agacé dans CLEER). Et, visiblement, le parallèle est assez logique puisque les deux auteurs se connaissent et ont plusieurs fois travaillé ensemble. Au-delà de ces quelques commentaires anecdotique, La panse est une belle découverte. Un bon récit, classique, plein de rebondissements, dans une ambiance poisseuse et glauque décrite avec une certaine maestria. Un bon moment de lecture qui pique ma curiosité quand aux autres travaux de son jeune auteur. A découvrir de toute urgence, donc.

PS: et ne croyez absolument pas la quatrième de couverture de Folio SF. Si je veux bien croire qu’il s’agit là d’un hommage à une certaine littérature populaire, l’adjectif lovecraftien est totalement usurpé. La présence d’un élément fantastique au cœur de l’histoire (je n’en dirai pas plus pour ne pas spoiler), que l’on imagine trop horrible pour être décrit, ne suffit pas à établir une parenté solide. Ou alors X-Files dans son ensemble est un hommage à l’homme de Providence !

Voyage au bout de la nuit

Louis Ferdinand Céline, 1932

Peut-on raisonnablement lire Céline à l’heure actuelle ? Il y a de cela quelques semaines, je me suis fait traiter de fasciste et d’antisémite lorsque l’on m’a pris à lire Voyage au bout de la nuit. Et ce vieux débat, qui, de loin, pouvait sembler clos, a trouvé une caisse de résonance importante sur le web, où chacun est prompt à céder aux amalgames et jugements à l’emporte-pièce. La très érudite préface du premier tome des œuvres complètes de Céline à la Pléiade (qui comprend Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit) n’aborde intelligemment pas le sujet de front. Elle avance des arguments et des contre-arguments, souvent logiques et parfois spécieux, qui entendent laisser le bénéfice du doute.

Entendons-nous bien : pas de doute sur le fait que Céline ait en effet fait preuve d’un antisémitisme crasse à un moment de l’histoire où l’ignorance ne pouvait même plus être avancée comme explication (à défaut d’excuse), d’autant plus chez un homme brillant. Il n’y a en effet pas de doute : Bagatelles pour un massacre, publié en 37 et soutenu par Céline pendant de trop nombreuses années, est une lecture effroyable (consultable sur Internet uniquement, puisque Céline et ses ayants-droits ont toujours refusé une republication, même à des fins académiques).

Non, le doute de la préface de la Pléiade est un doute raisonnable. Peut-on dissocier une œuvre de son auteur ? Une production intellectuelle des affres de l’intellect qui l’a produit ? L’universitaire le souhaite, par sa recherche de la connaissance et du signifiant, de l’histoire et de son contexte. Mais quid du lecteur lambda ? Nombre de réactions glanées ci et là sur l’Internet sont d’ordre sentimental ou émotionnel. Ou éthique, cela dépend du point de vue. En effet, je conçois parfaitement que des lecteurs actuels, directement ou indirectement touchés par la Shoah et l’antisémitisme rampant qui continue malheureusement de s’exprimer tous les jours, que ces lecteurs connaissent un phénomène de distanciation en lisant Céline. Certains d’entre eux expriment la lecture de Céline comme une trahison à leur famille, leur idéal, leur identité, leur histoire. Je le comprends, même si je ne le partage pas.

L’œuvre, à mes yeux, est dissociable de son auteur. Je crois profondément à « l’état de grâce » qui touche de temps un autre un artiste et qui lui permet de produire quelque chose qui a une valeur plus élevée que lui-même, si tant est que l’on puisse parler de valeur et de production pour l’Art. Les exemples de sculpteurs, de compositeurs ou de cinéastes sont légions. Et les écrivains sont, aussi, des artistes. Il faudrait donc pouvoir, en tant que lecteur, se distancier de ce que l’on sait sur l’auteur pour prendre son œuvre sans œillère. C’est pratiquement une gageure dans le cas de Céline, la face sombre étant actuellement plus médiatisée que l’œuvre, en définitive. C’est d’autant plus complexe quand l’auteur écrit sur le temps présent et qu’il est donc simple de remplacer l’œuvre « dans son contexte » ou « dans la vie de son auteur ».

Je n’ai pas pour intention d’écrire un billet sur les mécanismes de l’antisémitisme en France (d’autres l’ont très bien fait, notamment Michel Winock aux éditions du Seuil) et ne rentrerai donc pas dans des considérations historiques. Céline étant un homme de son temps, il a commis les erreurs que nombre d’hommes de sa génération ont également commises. Ces erreurs, comme je le disais plus haut, ne sont ni explicables, ni excusables ; elles relèvent du fantasme et de la recherche d’un bouc-émissaire à une série de malheurs réels ou supputés. Mais cela n’empêche pas le réceptacle de ces pathologies diverses de rédiger une œuvre.

Et Voyage au bout de la nuit en est une, résolument. Par son ton, son style, ses fulgurances, son cynisme, sa nonchalance, par sa nouveauté surtout, Voyage est, en effet, l’un des monuments littéraires du XXe siècle. Ce feuilleton des malheurs de Bardamu, qui tombe (in-)volontairement et systématique de Charybde en Scylla est un roman difficile d’accès. Souvent, la lente répétition des schémas narratifs lassera le lecteur dans l’attente d’une bulle d’air positive. Celle-ci, inexorablement, n’arrivera jamais. Le bonheur de Bardamu est comme le Godot de Beckett ; on en parle, on le devine, il est parfois presque là, mais toujours il est absent.

Voyage au bout de la nuit est une expérience. Malgré son auteur, il doit plus à l’anarchisme qu’au fascisme. Il n’y a pas d’espoir, simplement une fuite en avant et une volonté autodestructrice qu’exprime ses personnes au fil des paragraphes. Voyage est une lecture utile, intéressante, intelligente, drôle, difficile, déprimante, énervante. Tout cela à la fois. Une lecture nécessaire, donc.