Moi, Peter Pan

De Michael Roch, 2017.

Très court roman (140 pages, avec une case grande et des pages aérées), Moi, Peter Pan est un beau succès d’édition de la fantasy française de ces dernières années. Aidé sans doute par la réédition en poche chez Folio SF et la magnifique illustration de couverture signé par l’inévitable Aurélien Police, il s’agit d’une œuvre atypique, à la frontière de la poésie et de la contemplation. Roch, également connu pour avoir animé une chaîne youtube consacré aux livres pendant quelques années (la Brigade du Livre), n’en était pas à son coup d’essai. Malgré son relatif jeune âge, il avait déjà derrière lui une anthologie de nouvelles, une novella et un roman choral publiés les années précédentes. Depuis, le garçon a également signé Le Livre jaune, qui vient d’être réédité en poche, également chez Folio SF.

Revenons à Moi, Peter Pan. De quoi ça parle ? Eh bien, de Peter Pan, évidemment ! Roch s’approprie le garçon qui ne voulait pas grandir un peu plus de 100 ans après la pièce originale de J.-M. Barrie. Et il se l’approprie à sa façon : tout en poésie, en prose tranquille et en regrets à moitié exprimés. L’auteur prend en effet le parti de reprendre le personnage quelques temps (semaines, mois, années, décennies ? difficile à dire et finalement sans importance) après que Wendy est retournée chez elle pour finalement grandir. Peter cherche alors un sens à sa vie, à travers ses discussions avec Clochette ou Lily la Tigresse. Et la moindre des choses que l’on peut dire est que ces conversations prennent rapidement un ton philosophique, voire mélancolique.

On ne rit en effet qu’assez peu. On ne vit pas non plus de grandes aventures. Ce n’est pas le propos du livre. Le roman parle plutôt des thèmes fondamentaux de l’œuvre de Barrie : la séparation, l’absence, la sacralisation de l’enfance. Les passages avec Lily, en particulier, qui attend de Peter autre chose que ce qu’il est prêt à lui offrir, sont particulièrement douloureux. Le refus d’avoir une conversation adulte, avec les conséquences qu’elle peut avoir, démontrer toute l’impossibilité d’un personnage comme Pan. Roch, sans rédiger une thèse sur le syndrome de Peter Pan, nous parle en fait davantage du syndrome dans ses conséquences concrètes que de Peter Pan lui-même. Ce n’est cependant pas un texte lourd et misérabiliste : on est malgré tout dans un texte de fiction qui évolue de chapitre en chapitre, ressemblant à des contes philosophiques avec une morale souvent implicite.

C’est donc un court texte fort précieux que Michael Roch signe ici. Bien que je ne m’attendisse pas à cette vision mélancolique d’un mythe de la littérature pour enfant, je ne peux que tirer mon chapeau sur la relecture proposée ici. Fondamentalement, comme toutes les œuvres adaptées par Disney à la belle époque, Peter Pan contient intrinsèquement une part d’ombre. Spielberg l’avait bien compris dans la vision qu’il en a livré dans Hook ; Roch le comprend ici également et livre à son tour sa lecture adulte d’un phantasme d’enfants. C’est bien sûr un peu triste, mais c’est très fort. A découvrir certainement.

Le crépuscule des dieux de la steppe

D’Ismaïl Kadaré, 1978.

Ouvrons sur ce blog un chapitre sur la littérature russe. Et quoi de mieux, pour commencer cela, que de ne pas prendre un auteur russe ? Kadaré, en effet, est albanais et non russe. Et je sais très bien que la sensibilité balkanique n’est pas la sensibilité slave, loin de là. Mais, car il y a un mais, Kadaré est né et a vécu la majeure partie de sa vie sous la domination culturelle et bien réelle de l’URSS. Et sa littérature, souvent fantasque et toujours partiellement autobiographique, en est forcément marquée. Court roman publié en 78, Le crépuscule des dieux de la steppe s’inscrit tout à fait dans ce cadre. Kadaré y parle de lui-même, partant de ses vacances en Mer baltique jusqu’à son retour à l’Institut Gorki de Moscou, où il fait ses classes accompagnées d’une constellation d’auteurs « d’État » provenant des toutes les contrées reculées de la mère patrie.

Lu dans l’édition Bouquins de Robert Laffont, qui compte également le diptyque L’hiver de la grande solitude et Le concert, ce roman d’apprentissage, qui nous présente un Kadaré qui navigue entre son identité nationale qu’il rejette d’un part et une fascination presque morbide pour la dictature communiste sous laquelle il (sur-)vit, est une véritable gourmandise à mes yeux de lecteur. Aidé par une préface factuelle et intelligible, signée par Eric Faye, qui remplace l’auteur et son œuvre dans son contexte, je n’ai pu qu’apprécier le génie presque comique de Kadaré lorsqu’il croque habillement ses penchants et les travers de ses contemporains. Bildungsroman à la manière des Souffrances du jeune Werther, au rythme lent et à l’action pour ainsi dire inexistante, je vois dans Le crépuscule des dieux de la steppe un regard navré mais amusé sur la petitesse de l’être humain, inspiré par exemple des textes que Gogol signait un siècle plus tôt.

Loin du fracas romantique ou épique des grandes fresques de Tolstoï et autres grands conteurs russes, Kadaré signe un portait plus intimiste d’un artiste soumis à une dictature de la pensée unique. Si les affres sentimentales du personnage principal sont le moteur du récit, il n’en demeure pas moins que le véritable objet du roman est un voyage en absurdie. Confronté à la xénophobie rampante d’un nouvel empire qui se vantait pourtant d’avoir effacé toutes distinctions entre ses peuples et à un amour certain pour l’imagerie nationale albanaise (il n’est ici pas question de la glorification de leur dictateur à eux, mais bien d’une certaine idée du drame national, allant de l’importance du serment à l’hommage appuyé au folklore local, pillé par les autres républiques du bloc de l’Est), le protagoniste hésite. Il hésite entre sa compagne du moment, une moscovite blanche qui déteste les romanciers mais ne peut s’empêcher de les aimer, et une bataille plus noble, pour la survivance d’une culture alternative.

Ainsi, lorsque advint dans le récit la campagne de dénigrement savamment opérée contre Boris Pasternak suite à l’obtention du Nobel de littérature de ce dernier pour son Docteur Jivago, le lecteur ne pourrait s’empêcher de faire la parallèle avec Kadaré lui-même. Ses romans successifs, jusqu’à la chute de l’URSS en 89, firent l’objet d’une attention toute particulière des divers comités de censure de la mère patrie (et de l’Albanie elle-même). Kadaré, pourtant, et malgré les censures, les interdits et même les sanctions auxquels il dû faire face, s’en est toujours sortie. C’est également le cas du narrateur du crépuscule des dieux de la steppe : il n’est pratiquement jamais question de ses propres écrits ou de ses propres opinions. A travers lui, on découvre par touches discrètes et amusées, une caricature douce-amère des mécanismes de la censure, de la culture d’État et des écrivaillons qui se complaisent dans cet état de subvention artistique, de métier du et pour le peuple. Loin d’élever le débat, ils ne se font cependant que les chantres maladroits et oubliables du régime ou d’une idée passéiste de ce qu’est la culture slave. Et Kadaré n’est pas tendre avec lui.

Le seul personnage secondaire qui trouve grâce à ses yeux est un ex-révolutionnaire grec, qui a le courage de rester fidèle à ses opinions, même s’il n’a pas le courage d’affronter le nouveau régime d’alors en Grèce. C’est l’ami et confident qui l’aidera à aller de l’avant. Dans un contexte déjà crépusculaire (d’où le titre du roman), Kadaré constate en 1978 que l’édifice commence en effet à se fissurer de partout. Les petites républiques aux marches de l’ogre russe n’ont pas encore de véritables velléités d’indépendance que, déjà, la moquerie envers les dirigeants remplace petit à petit l’idolâtrie béate (ou forcée). Les identités locales, les traditions, comme celles, fortes, de l’Albanie, revivent. Même si ces pays sont, eux-aussi, à la merci de dirigeants idiots et abusifs, passés ou présents.

Le style de Kadaré, direct et parfois anecdotique, traduit avec maestria par Jusuf Vrioni, porte le propos à merveille. Il ne cherche pas à faire d’effet de manche, mais bien à retracer le mal-être et le désarroi de son protagoniste principal face à un monde et des valeurs en déliquescence. L’inévitable chapitre de beuverie (nous sommes à Moscou, face à l’adversité, la vodka est une alternative raisonnable) offre quant à lui un délirium tremens bien rendu dans des paragraphes et des dialogues de plus en plus imbibés et confus au fur et à mesure des pages. Le tout se lit donc d’une traite, avec un sourire navré aux lèvres. Non pas navré quant à la qualité de l’œuvre, mais bien quant à l’honnêteté et la justesse du portait. Le mal-être ayant cependant la curieuse habitude de produire de grands écrivains, classe à laquelle appartient sans conteste Ismaïl Kadaré. A découvrir pour en ressortir grandi. La prochaine fois, c’est promis, je prends un auteur russe pour continuer sur ma lancée !

Le Messie de Dune

De Frank Herbert, 1969.

Il y a un peu moins d’une année, je signais ici une assez longue critique du premier tome de la saga Dune, en préparation de la nouvelle version ciné de Villeneuve (qui n’est toujours pas sortie à ce jour !). Il est temps, aujourd’hui, de plonger plus avant dans la saga fleuve SF des années 60 et 70. Herbert aura mis quatre ans pour rédiger et publier la suite à son premier opus, le Messie de Dune, sorti en 1969. Nettement plus court que son prédécesseur, ce deuxième tome fait l’impasse, assez logiquement, sur des chapitres introductifs nous présentant l’univers de Dune ou la vie et la destinée de ces principaux protagonistes. Il n’en constitue cependant pas une suite directe. Si Paul Atréides, connu désormais sous le nom de Muad’dib, l’Empereur-Dieu de Dune, est toujours le « héro » de notre histoire, il s’est passé une dizaine d’année entre la fin de Dune et le début de ce tome.

Et la situation a changé en dix ans. Le djihad, tant redouté par Paul a eu lieu en son nom. Des mondes innombrables ont basculé dans la guerre au nom de la nouvelle foi, au nom du nouvel Empire. On l’apprendra plus tard dans le roman, des centaines de millions (s’agissait-il de milliards ?) de personnes sont mortes dans des guerres de conquête locales, le mouvement religieux lancé par et centré autour du prophète Muad’dib ayant des vocations prosélytes assez agressives (c’est un euphémisme, pour ceux qui n’auraient pas capté). Mais ce n’est pas de ceci que parle le Messie de Dune. Cela n’est que l’arrière-plan qui nous mène à l’intrigue réelle du roman.

Le Messie de Dune est en fait, pratiquement, un huis-clos. Une série de quelques personnages issus du premier tome, à savoir la révérende-mère du Bene Gesserit qui avait testé Paul dans sa jeunesse, un représentant de la Guilde Spatiale, la propre femme de Paul, fille de l’ancien Empereur déchu, et, nouvel antagoniste, un Danseur-Visage tleilaxu (sorte de métamorphe aux ordre de la Bene Tleilax, une école de pensée et groupe d’influence qui crée des mentats -les ordinateurs humains- « tordus ») se rassemble pour ourdir un complot visant à renverser Paul et reprendre leurs droits, tant économiques que philosophiques, sur la galaxie et l’Empire en particulier. Pour cela, ils veulent offrir à Paul un cadeau particulier, qui le déstabilisera et leur offrira un moyen de pression bien utile.

Et tout le tome, pendant ses 250 pages, ne nous contera que la mise en place de ce piège, entrecoupé par des passages d’introspection où Paul et sa sœur se posent des questions sur leurs pouvoirs, leur influence, leur rôle dans le devenir de l’humanité. Il est bien sûr question d’Arakis, mais Herbert laisse largement le world-building dans ce tome pour s’attarder surtout sur ses personnages, sur la tragédie classique qu’il construit pierre par pierre (ou grain de sable par grain sable, bien sûr… ouarf-ouarf-ouarf, qu’est-ce qu’on se marre). A tel point d’ailleurs, que le livre, pour ses deux premiers tiers, est essentiellement théâtral. Des scènes de dialogue succèdent aux scènes de dialogues sans que l’histoire ne progresse réellement, les décisions (et surtout l’action) étant systématiquement repoussées.

Et cela donne, à nouveau, comme dans le premier tome, un roman de SF avec un rythme très étrange. Lent, introspectif, volontairement mystique, voire obscur, Le Messie de Dune m’a fasciné et frustré à la fois. Fasciné car il y a quelque chose de grandiose à assister à l’inéluctable destin d’un prophète maudit, d’un futur Dieu qui n’a pas choisi ce qui lui arrive. Il devenait déjà de plus en plus antipathique vers la fin du premier tome. Il connait dans ce second opus à nouveau quelques émotions humaines, notamment et surtout envers sa femme et sa sœur, accentué encore l’arrivée du « cadeau » des conjurés [SPOILER], à savoir un Duncan Idaho, fidèle lieutenant de feu le père de Paul et véritable mentor dans sa jeunesse, ressuscité ici par les bons soins des technologies tleilaxiennes [/SPOILER]. Mais elles ne sont que passagères ou accessoires. Paul, omniscient et présent dans plusieurs réalités/temporalités, n’est plus vraiment un humain. Il est autre chose. Il est le prophète ultime, le Dieu vivant qui craint, regrette et anticipe son destin tout à la fois.

C’est en cela que Dune reste une œuvre magistrale et passionnante : elle nous plonge aux confins d’un univers de SF très construit et de la création d’une véritable religion avec toutes les incompréhensions, injustices et horreurs que cela provoque. Cependant, je disais également que la lecture du Messie de Dune était une expérience frustrante. Les défauts qui m’avaient dérangé dans le premier tome, à savoir une certaine tendance au verbiage technico-ésotérique hermétique et un rythme extrêmement lent, sont ici poussé un cran plus loin. Il ne se passe virtuellement rien dans ce roman avant le dénouement annoncé dès les premières pages. Et ça bavarde beaucoup. Pire, ça bavarde sans s’écouter. Les protagonistes se lancent systématiquement dans de grandes tirades à double-sens, abusant d’un vocabulaire très marqué qui n’est que partiellement défini dans les annexes du roman (copiées-collées des annexes du premier tome), et se coupent l’un l’autre pour assener à l’autre leur propre vérité (ou leur propre sous-entendu, beaucoup plus souvent). Cela donne des dialogues assez abscons, qui plongent volontairement le lecteur dans des abimes d’incompréhension. Et j’avoue avoir toujours un peu de mal avec ce principe. Boileau disait voilà déjà quelques siècles « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement« . Hebert aurait mieux fait de s’inspirer davantage de la maxime : ses dialogues, qui constituent la très large majorité du roman, sont tout sauf clairs, rendant son propos parfois confus, souvent pénible.

Reste un acte nouveau, une transition nécessaire entre un premier opus qui constitue la Genèse de l’œuvre et sa suite. C’est une pierre nécessaire dans l’édifice magistral que Herbert construisait alors. Mais est-ce un bon livre pour autant ? Eh bien, j’hésite. Je suis heureux de l’avoir lu et, comme à la fin de l’article consacré au premier tome, je reste persuadé que je lirai les prochains opus. Mais ne peux subjectivement prétendre avoir vécu une superbe expérience de lecture. Disons que c’est une histoire passionnante malgré la forme. Je suis impatient de savoir comment les diverses forces en présence se positionneront à la suite des évènements qui concluent ce tome et j’anticipe, malheureusement, de devoir faire un effort de lecture et de compréhension pour aller au-delà d’une forme lourde et volontairement obscurantiste.

Le Maître de Ballantrae

De Robert Louis Stevenson, 1889.

Trois ans après son Dr Jekyll et Mister Hide, Robert Louis Stevenson signait son deuxième grand classique « adulte« . Exit les rues de Londres et l’excitation de la vie citadine ; faisons place nette pour les landes brumeuses de l’Écosse du XIXème. Le roman, raconté à la manière des confessions intimes du serviteur de la famille Durrisdeer, entrecoupées çà et là d’encart épistolaires dû à des personnages secondaires ou de flashbacks en cascade, nous plonge dans l’Histoire du Royaume-Uni, alors que les tensions entre anglais et écossais se résout finalement à la bataille de Culloden. La famille Durrisdeer, partagée entre la fougue jacobite et une certaine réserve visant à préserver ses intérêts, est prise entre deux feux. Des deux fils de Lord Durrisdeer senior, l’un est réservé et gauche là où l’autre est aventureux et prodige. Sur un coup de tête, le parti pris par l’un et l’autre sera joué à pile ou face. Et c’est bien sûr le fils prodige, roublard, parfois crapule, qui rejoindra le Bonnie Prince Charles avant de subir une défaite écrasante à Culloden. Réputé mort sur le champ de bataille, le reste de la famille Durrisdeer s’organise comme elle peut, le père portant le deuil de ce mauvais fils qui restait malgré tout son préféré et la promise du défunt tombant presque par dépit dans les bras de l’héritier survivant.

Une chape de plomb s’abat alors sur la famille, le nom du « Maître de Ballantrae« , l’aîné décédé, devenant petit à petit sacralisé, plongeant le cadet dans les affres d’une humiliation posthume, isolé de sa famille et honni par ses sujets, à l’exception notable du bon serviteur nous narrant l’ensemble. C’est sans compter sur le destin, cependant : le fils mort renaît de ses cendres et voilà qu’il revient en la demeure familiale après avoir couru l’aventure pendant quelques années au Nouveau Monde, cherchant sa fortune dans une série d’activités peu licites en compagnies d’individus peu recommandables. Il ne revient cependant pas pour le plaisir de retrouver son chez soi, mais bien pour tenter d’extorquer le maximum de fond à ses proches, grâce à sa faconde roublarde et se capacité à culpabiliser ses interlocuteurs. Et c’est là que son jeune frère, effacé et rigide, décide de ne plus se laisser marcher sur les pieds…

Formidable portait d’une famille dysfonctionnelle, établie dans le quasi-huis clos des landes écossaises désolées et lugubres, Le Maître de Ballantrae démontre la capacité de Stevenson à croquer la psyché de ses personnages avec brio. Et s’ils sont excessifs, archétypaux par moment, cela ne fait en définitive que renforcer l’impression d’assister là à une tragédie classique, lente, pesante, troublée. En cela, les deux premiers tiers du roman sont une véritable réussite : on ne peut que prendre le parti du jeune frère, écrasé par la figure tutélaire de son aîné, injustement portée aux nues par ses propres alors même qu’il est un fieffé escroc égoïste dès les premières pages du roman (admettons qu’il est sans doute plus fréquentable à l’entame du roman, même si ses valeurs restent assez discutables). Et l’on ne peut qu’assister avec tristesse à un lent mais certain glissement de notre protagoniste principal vers la folie, causée par ce frère presque mythique, pourtant majoritairement absent.

Pour une raison étrange, cependant, Stevenson change presque radicalement de registre pour le dernier tiers du roman. Lorsque la famille Durrisdeer fuit vers l’Amérique pour éviter de se retrouver confronté à une nouvelle cohabitation néfaste avec le maître, le roman verse dans le roman d’aventure, à la manière de L’île au Trésor, du même Stevenson. Si l’escapade en territoire indien et la menace sourde qui en découle sont plaisantes, elles n’en demeurent pas moins incongrues vis-à-vis de et nettement plus faibles que la première partie, jusqu’à sa conclusion à la limite du grand-guignolesque.

Il n’en demeure pas moins qu’on a entre les mains, avec Le Maître de Ballantrae, une œuvre classique qui démontre, si besoin est, la qualité des conteurs du XIXeme quand il s’agit de dessiner une étude de mœurs complexe et tragique tout à la fois. Loin de l’héroïsme de Walter Scott, Stevenson donne une image plus complexe, sombre, moins romantique et sans doute plus réaliste, de l’Écosse de son temps et de l’impact qu’a pu avoir la crise jacobine sur ses contemporains. Il en profite également pour faire un portrait en négatif d’une société qui change, dont les repères séculaires et les valeurs disparaissent. Car si le Maître de Ballantrae est effectivement un fils ingrat et un mauvais frère, il n’en demeure pas moins un personnage haut en couleur, fascinant, que l’on est presque prêt à pardonner. Justement car il veut aller plus vite, que les règles ne lui importent que peu, qu’il est sans doute en avance sur son temps. Cinquante ans plus tard, nul doute que Stevenson aurait fait de lui un capitaine d’industrie opportuniste. Et il n’y a jamais mieux que les fictions où l’on finit par aimer le méchant.

Trois sœurcières

De Terry Pratchett, 1988.

Sixième tome des annales et second tome mettant en scène les sorcières (après La Huitième Fille), Trois sœurcières est une nouvelle pierre dans l’édifice monumental que Pratchett construit de tome en tome. Loin des excentricités cataclysmiques de Rincevent et ses collègues, ce tome, à l’instar de La Huitième Fille, choisi une voie plus intimiste. On y retrouve Mémé Ciredutemps, accompagnée cette fois de deux collègues avec qui elles forment un convent (même si elle ne sait pas réellement ce que c’est ou à quoi ça sert, mais bon…) Alors qu’elles vaquent aimablement à leurs affaires, les trois compères se font cependant rattraper par la vie du royaume. De leur royaume. Du royaume de Lancre, ce petit bout de terrain forestier perdu au cœur des montagnes.

Le précédent Roi, bien comme il faut (beaucoup de fêtes et de chasse à cours, des coups de colère, des maisons brûlées de temps à autre, mais toujours aimablement, bref, un roi comme il sied), est assassiné par le Duc de Kasqueth. Enfin, surtout par l’ambitieuse femme de ce dernier. Et nos trois sorcières de se trouver confronter au destin du tout jeune héritier, un bébé, qu’elles décident d’appeler Tomjan et de confier à une troupe de saltimbanques de passage. A l’instar des bonnes fées, elles décident même de lui confier quelques avantages dans la vie, quelques dons fort utiles (dans sa vie de comédien).

Lord Kasqueth, inquiet pour sa légitimité, décide dès lors sur les conseils de sa femme de se lancer dans une guerre contre les sorcières, cette femmes tolérées dans le royaume de Lancre mais qui ont l’outrecuidance de ne pas payer l’impôt. Cependant, lorsque l’on s’attaque à Mémé Ciredutemps, à Nounou Ogg (la sorcière bonne vivante à la progéniture multiple) et à Magrat Goussedail (la plus jeune des sorcières du coin, romantique dans l’âme à défaut d’avoir le physique adéquat pour se lancer dans de grandes histoires de cœur), il y a assez peu de chance d’en sortir indemne. D’autant plus quand un habitant du coin, poussé par la propagande du nouveau tyran local, décide de ne pas céder le passage à Esmée Ciredutemps et la renverse presque avec sa charrette. Et, ça, c’est pousser le bouchon un peu loin…

S’enchaînent alors moultes péripéties, des histoires de cœur d’un fou médiocre aux descentes dans les bars (de nains) mal famés d’Ankh-Morpok en passant par des adaptations fantastiques de Shakespeare en cascade. Pratchett laisse une nouvelle fois libre cours à son imagination en détournant les codes de la littérature de fantasy. Sur base d’éléments classiques -l’héritier caché qui doit rencontrer son destin, le coup de pouce des marraines magiques, le fantôme cherchant vengeance, etc.-, Trois sœurcières offre à nouveau un écrin formidable pour démontrer, si besoin est, que Pratchett est un grand écrivain. Il est particulièrement compliqué de mélanger l’humour et une bonne histoire sans déséquilibrer l’ensemble. De roman en roman, Pratchett maitrise de mieux en mieux cet art difficile.

Si les histoires de Rincevent tombent davantage dans la catégorie du grand-guignolesque, et que les premières tentatives romanesques (La Huitième Fille, Mortimer) souffraient parfois d’une conclusion un peu faible, Trois sœurcières est le premier tome dont la conclusion est réellement satisfaisante émotionnellement parlant, sans pour autant laisser tomber la parodie intelligente qui fait la richesse de la série. En conclusion, au risque de me répéter, je ne peux que conseiller à l’aimable lecteur de se jeter sur cette série au plus vite et d’en dévorer chaque tome comme il se doit. La bonne nouvelle, c’est qu’il me reste des dizaines de tomes à lire !