Les Agents du Dreamland

De Caitlín R. Kiernan, 2017.

Nouvelle incartade dans l’excellente collection Une Heure Lumière et nouveau texte d’inspiration lovecraftienne (décidément ! je ne le fais pas exprès, je vous assure !) pour ce texte de Caitlín R. Kiernan, dont j’ignorais tout jusqu’à la publication de cette novella. Après quelques recherches, je peux facilement comprendre pourquoi : l’autrice irlandaise n’a pratiquement jamais été traduite en français, malgré une production plus qu’honorable et une reconnaissance critique certaine côté anglo-saxon. Mais, la lecture de l’interview de Mélanie Fazzi, excellente autrice elle-même et traductrice attitrée de Brandon Sanderson, dans le hors-série 2020 de la collection en donne sans doute la raison : traduire Kiernan n’est pas une entreprise facile.

Et, malgré tout le brio que l’on peut reconnaître à la plume acérée de Fazzi, Les Agents du Dreamland démontre certainement la difficulté d’adapter un texte ultra-référencé. Dans une courte poste-face, Fazzi explique d’ailleurs que, en accord avec l’éditeur, elle a choisi de ne justement pas expliciter ses références par d’abondantes notes en bas de page. Le Bélial’ a en effet estimé que le texte original jouait sciemment sur un flou artistique, baladant le lecteur de fausses pistes en fausses pistes et mettant en scène des personnages aussi mystérieux qu’inquiétants.

Force est de constater que c’est réussi. Plus d’une fois, je me suis en effet perdu dans le texte. Il y a, pour moi, une différence entre une construction complexe et une construction alambiquée. Je n’ai rien contre le fait qu’un texte ne prenne son sens que dans ses derniers chapitres, mais là, j’ai trouvé ça un peu trop tiré par les cheveux. Pourtant, le texte regorge de bonnes idées : Kiernan, ayant digéré son Lovecraft, y ajoute toute la mythologie moderne de l’Area 51, des sectes apocalyptiques, des conspiracy theories diverses et variées. Et, grâce à ce syncrétisme des sources, elle nous conte l’histoire de deux agents de services très spéciaux (l’un américain et l’autre anglais, si j’ai bien compris) qui cherchent, ensemble, à comprendre et lutter contre une invasion d’extra-terrestres fongoïdes.

Bizarrement, le texte m’a fait penser à une certaine Amérique des années 50, partagée entre un développement économique sans précédent et une guerre froide sous-jacente. Bizarrement car le texte ne se déroule pas dans les années 50. Enfin, pas tout à fait puisqu’un des deux agents semble faire fi du temps, ce qui rend le texte encore plus complexe à suivre. Kiernan signe donc une belle modernisation de l’univers lovecraftien, parvenant à le rendre toujours aussi horrifique alors que sa forme classique est sans doute un peu surannée (ce qui ne m’empêche pas de l’apprécier, bien sûr). Mais une modernisation dans laquelle j’ai eu personnellement beaucoup de mal à entrer.

La construction en poupée gigogne du texte et le peu d’explications fournies sur les faits et les protagonistes en font une lecture exigeante et, par moment, frustrante. Cette difficulté, que je juge un peu artificielle pour finir, puisque l’histoire racontée est finalement assez classique, m’a je l’avoue sorti du texte. Et dans une novella d’une centaine de page, c’est un problème qui ne pardonne pas. Bref, je saisi bien l’intérêt du texte, mais ça n’a pas marché avec moi. Dommage.

L’Appel de Cthulhu

De Gou Tanabe & H.P. Lovecraft, 2019.

Ki-oon poursuit son excellente initiative de publier les grandes œuvres de Lovecraft mises en image par Gou Tanabe. Après Les Montagnes hallucinées, La Couleur tombée du ciel et Dans l’Abîme du temps, c’est donc au tour d’un autre texte fondateur du reclus de Providence de tomber sous les pinceaux de Tanabe. L’Appel de Cthulhu, déjà adapté de très nombreuses fois par de très nombreux auteurs, est _le_ texte à la base de la mythologie moderne lovecraftienne. Ce n’est pourtant ni le premier à aborder les grands anciens ni même le meilleur texte de Lovecraft, mais il n’en demeure pas moins l’un des plus visuels, des plus cinématographique et, donc, l’un de plus aisément adaptables.

Et Gou Tanabe s’en est donné à cœur joie : son trait précis sert à merveille les univers cyclopéens chers à Lovecraft. Il se permet même quelques libertés pour dramatiser les évènements qui nous sont comptés. Bien sûr, l’adaptation reste fidèle à la construction enchâssée du texte d’origine : on a toujours affaire avec un jeune héritier qui découvre dans les papiers de son oncle, à postériori, les recherches universitaires de ce dernier sur un culte aussi ancien que mystérieux. Et de les poursuivre lui-même à la recherche de témoins clés, de l’artiste maudit ayant produit des sculptures démoniaques dans un épisode de folie, aux confessions d’un inspecteur de police confronté au culte au plus profond des bayous de la Louisiane. Sans oublier, bien sûr, le récit glaçant d’un marin norvégien directement témoin de l’indicible.

A l’instar des précédents titres dans la même collection, Gou Tanabe s’approprie réellement le texte de Lovecraft pour y mettre sa touche personnelle. Les yeux de ses personnages, en particulier, ne peuvent que marquer le lecteur occasionnel de bande-dessinée. Très loin des graphismes habituels du manga, le trait est très recherché et finalement très européen. Et c’est un choix graphique construit de la part de Tanabe, si j’en crois le nettement moins connu The Outsider, publié il y a déjà quelques années chez Glénat. Ce recueil de nouvelles mises en image, débutant déjà par une adaptation de Lovecraft avec la nouvelle éponyme, faisait la part belle à des récits plus japonais dans la forme comme dans le fond. Et ses histoires d’horreur au temps d’Edo ressemblent davantage à ce que fit, par exemple, Hiroaki Samura sur L’Habitant de l’Infini pendant de nombreuses années.

Glénat doit d’ailleurs se mordre les doigts d’avoir laissé les droits d’adaptation de Tabane filer chez Ki-oon. La maison d’édition, relativement modeste, est parvenue à imposer sa collection Lovecraft en tête de gondole dans la plupart des librairies spécialisées ou généralistes, réalisant en cela sans doute les meilleurs chiffres de vente de seinen depuis la publication des Taniguchi chez Casterman. C’est d’autant plus intéressant que Tanabe n’est pas, comme Taniguchi, présenté partout comme « un auteur à l’européenne« . Ce phénomène d’assimilation propre à une certaine culture francophile a épargné l’auteur des Chefs-d’œuvre de Lovecraft, lui laissant ainsi son identité culturelle propre, tablant tant sur les fans de mangas que sur les fans de fantastiques, deux marchés de niche s’alliant pour un meilleur résultat.

L’Appel de Cthulhu de Tanabe est une superbe adaptation. Si elle force le trait sur l’action, là où le texte de Lovecraft est évidemment moins visuel, elle modernise réellement l’œuvre en la rendant accessible à un public qui en est peut-être moins familier. L’adaptation graphique de Thomas Baranger, sortie voilà déjà deux ans chez Bragelonne, est également une œuvre exceptionnelle. Mais, si elle est également spectaculaire avec ses formidables illustrations, elle n’en demeure pas moins plus classique, plus froide. Le passage à la BD, surtout à la BD japonaise qui bénéficie traditionnellement d’une pagination beaucoup plus importante que sa cousine européenne, rend le récit dynamique, fidèle et effrayant. A consommer sans modération.

The Mountains of Madness

De Adam Fyda, 2020.

Résultat d’un financement participatif sur Kickstarter lancé en 2020, le comics indépendant, édité par la petite maison d’édition Blue Fox Comics, est arrivé voilà quelques semaines déjà par la poste. Maintenant que je l’ai lu, vient donc le moment de la sentence. En résumé : on sent que c’est du comics indépendant, de l’artisanat plutôt que du professionnalisme des grosses maisons d’édition, mais le résultat est finalement très sympathique. Adam Fyda, grand amateur de H.P. Lovecraft, a bien saisis le potentiel commercial du reclus de Providence, surtout chez les geeks qui traînent sur KS. Mais au-delà de l’opportunité, on sent à travers le comics le véritable amour que Fyda a pour l’œuvre d’origine.

Sur le fond, Fyda ne propose rien de moins qu’une suite à l’un des plus grands textes de Lovecraft. Nous retournons donc dans les montagnes maudites du Pôle Sud, deux ans après les faits explorés dans Les Montagnes Hallucinées (1936). De braves scientifiques, originaires forcément de la petite ville d’Arkham et de l’Université de Myskatonic, retournent donc dans le grand Sud pour retrouver les traces de la précédente expédition, dont les journaux de l’époque n’ont évoqué que le retentissent échec, sans entrer dans les détails de la catastrophe.

Tous les lecteurs familiers avec l’œuvre de Lovecraft savent déjà qu’il s’agit là d’une bien mauvaise idée. Et c’est bien sûr ce que nous raconte ce comics de 80 courtes planches : les avatars malheureux qui tombent sur la tête (ou, plus précisément, sous les pieds !) de nos braves explorateurs-scientifiques. Et le comics ne surprend pas, en cela. Il s’inscrit en droite ligne dans l’hommage à Lovecraft : on y croise des scientifiques dont la personnalité est peu explorée, des monstres abyssaux ou sidéraux qui sont proches de l’indicible et un rythme pour finir assez lent, partagé entre une fascination pour l’architecture des lieux étranges et une apparition progressive mais inéluctable de l’horreur. L’idée de faire une suite a pour désavantage de réduire un peu la nouveauté, bien sûr, puisque les monstres stellaires dont il est question sont évidemment les mêmes que ceux d’origine.

Fyda, par ailleurs, semble être un meilleur dessinateur et scénariste que dialoguiste. J’ai noté à plusieurs reprises que les dialogues étaient un peu poussifs et semblaient peu naturels. Bien sûr, avec le style ampoulé de Lovecraft et le choix de l’hommage, c’est difficile de faire moderne. Mais Gou Tanabe dans sa version des Montagnes Hallucinées (l’original), dispo chez Ki-oon, rend une copie plus travaillée certainement à ce niveau-là, tout en étant forcément plus proche du texte original, puisqu’il s’agit là d’une adaptation et non d’une suite hypothétique. Le crayonné de Fyda, pour finir, est assez brut. On le sent plus à l’aise avec les décors, les bâtiment ou les architectures étranges qu’avec ses protagonistes humains, résumés parfois à quelques traits peu expressifs.

L’ensemble respire cependant la fraîcheur d’un artiste peut-être encore un peu jeune (dans sa maîtrise technique, pas forcément dans son âge) qui s’est avant tout fait plaisir à lui-même en prolongeant un texte classique d’un grand maître de l’horreur fantastique. Et qui a voulu partager ce plaisir avec un public de convaincus (dont je fais bien entendu partie). Une curiosité pour les collectionneurs du mythos lovecraftien, dont la naïveté est finalement assez rafraichissante. Et puis, c’est toujours une bonne œuvre que de soutenir des éditeurs indépendants et de ne pas donner son argent à Dark Horse, pour une fois.

Les Carnets Lovecraft: Les rats dans les murs

De Howard Philip Lovecraft & Armel Gaulme, 2020.

Bragelonne, qui a senti le filon, persiste et signe avec ses diverses publications lovecraftiennes. Ils ont débuté il y a peu de temps la publication en petit format poche de « grands textes » de l’homme de Providence, mais je n’en parlerai pas ici, car je me réserve pour l’intégrale de Mnémos qui est toujours quelque part en cours de traduction. Amusant de constater d’ailleurs que ces nouvelles éditions de Bragelonne bénéficient elles-aussi de nouvelle traduction, ce qui fait que certains classiques de Lovecraft auront connu jusqu’à 3 ou 4 nouvelles traductions FR en quelques années. Un beau cas d’école pour des étudiants en fac de traduction qui chercheraient un sujet de mémoire ! Malgré le hype commercial, je n’ai cependant pas résisté au plaisir de redécouvrir Les rats dans les murs, illustré avec toujours beaucoup de brio par Armel Gaulme, dans leur mini-collection Les Carnets Lovecraft.

Alors que 2019 avait connu deux publications, Dagon et La cité sans nom, Les rats dans les murs devrait être le seul ajout pour cette année bizarre qu’est 2020. Le prochain carnet est en effet annoncé pour 2021 (sans préciser de mois, les éditeurs se montrant de plus en plus prudents avec cette crise qui n’en finit pas de finir). Il nous faudra donc se contenter de cette nouvelle pour cette année-ci.

Comme pour les deux premiers carnets, le choix s’est porté sur un texte relativement mineur. Les rats dans les murs, publié en 1924, est plus un hommage à Edgard Allan Poe et son La Chute de la maison Usher qu’un vrai texte du mythos Lovecraftien. On y trouve un homme, héritier d’une vieille famille anglaise, qui, après avoir perdu son unique enfant pendant la guerre 14-18, retourne dans l’Angleterre de ses aïeux pour prendre possession de la vieille demeure familiale, un ancien prieuré décrépit, laissé à l’abandon pendant des dizaines d’années. Les locaux fuient la propriété et refuse d’aider le protagoniste principal dans ses travaux de restauration en raison des nombreuses rumeurs jetant une aura maléfique sur la vielle bâtisse. Peu après avoir terminé les travaux, le nouveau propriétaire commence à faire d’affreux cauchemars lors desquels il entend des armées de rongeurs courir dans les murs.

Après avoir fouillé la demeure, ils se rendent bien évidemment compte qu’elle est construite sur un réseau de cavernes antiques. Ni d’une ni de deux, le baron de la Poer en titre (i.e. notre protagoniste) décide de rassembler quelques scientifiques londoniens pour une expédition vers les insondables abysses. S’en suit une conclusion relativement logique et très lovecraftienne, dont je vous épargne cependant les rebondissements pour vous préserver un plaisir de lecture au cas où le texte ne vous est pas familier (vous pouvez toujours le lire ici en version originale, les textes de Lovecraft étant dans le domaine public).

Gaulme, comme à son habitude, enrichi réellement la lecture du texte par ses croquis, ses crayonnés comme toujours centrés sur l’architecture des lieux et quelques portraits. Les dessins sont beaux et servent vraiment le texte pour installer une ambiance déliquescence au récit, nourrissant notre imagination par exemple avec la dissection de l’un de ces fameux rats, alors même qu’il n’est nullement question de ceci dans le texte. J’émets également ma réserve habituelle : l’écrin est très cher pour un plaisir de lecture et un plaisir visuel aussi court, mais cela reste bien sûr un objet de collectionneur.

Dernier point anecdotique mais qui a malgré tout son importance alors que l’auteur semble toujours inspiré davantage d’écrivain : il n’y a pas un mot sur un élément pourtant révélateur d’un racisme ordinaire de Lovecraft que l’on retrouve dans le texte qui nous occupe. Dans la préface de l’excellent The New Annotated Lovecraft: Beyond Arkham, l’auteur Victor LaValle (La Ballade de Black Tom, dans la collection Une heure lumière, inspiré très largement de l’œuvre lovecraftienne) insiste précisément sur ceci. Le chat du baron, dans Les rats dans les murs, est un chat noir comme la nuit. Pudiquement traduit par « noiraud » dans la traduction de Bragelonne, l’orignal a pour nom « Nigger-man« . LaValle, lui-même afro-américain, explique longuement qu’il a été choqué du terme quand il fut en âge de comprendre son sens profond. Sans tomber dans la frénésie BLM (très largement justifiée, ne me comprenez pas mal !), LaValle explique dans sa jolie préface à quel point cela l’a bloqué pendant des années sur les textes de l’homme de Providence jusqu’à qu’il apprenne à séparer l’homme de l’œuvre. A contextualiser un comportement sans l’excuser. Et c’est bien dommage que Bragelonne n’ai pas profiter de l’occasion pour faire un encart sur ceci, sans tomber dans la polémique mais bien pour reconnaitre que, de tout temps, le racisme reste un fléau qu’il faut comprendre pour pouvoir le combattre. Avoir choisir d’ignorer la question en optant pour une traduction politiquement correcte ne me semble pas du plus grand courage…

Sept secondes pour devenir un aigle

De Thomas Day, 2013.

Cela faisait un petit moment déjà que je ne m’étais pas plongé dans du Thomas Day. Et certainement dans ses nouvelles. L’homme a pourtant eu les honneurs de la superbe collection Une Heure Lumière dont il signait le premier volume (ok, davantage avec une novella qu’avec une nouvelle à proprement parler, mais quand même un texte court). Et ça faisait déjà quelques mois que l’édition poche du recueil Sept secondes pour devenir un aigle me faisait de l’œil dans ma PAL. Publié il y a déjà sept ans maintenant, et auréolé à l’époque du Grand Prix de l’Imaginaire, le recueil publié chez Folio SF ne nous réserve que du bon.

Mariposa, le premier texte, nous conte l’histoire d’une île étrange du pacifique, qui hébergerait la tombe de Magellan et qui aurait servi de décors à des batailles de la seconde guerre mondiale, entre des japonais enterrés et des américains conquérants. L’île héberge aussi des arbres à papillons aussi mystérieux que merveilleux. La nouvelle enchaîne les personnages et les styles littéraires (journal de navigation, échanges épistolaires entre un soldat japonais et sa femme resté au pays, minutes d’un interrogatoire musclé d’un vétéran américain récalcitrant, etc.) et développe, contre toutes attentes considérant l’auteur, une véritable poésie presque zen. En cela, bien sûr, la nouvelle touche l’une des obsessions de Day : son amour du Japon et de sa culture.

La seconde nouvelle, l’éponyme du recueil, navigue sur d’autres terres : on y suit un amérindien un peu paumé qui, au milieu du séance d’onanisme, est interrompu par l’arrivée de son vrai père, dont il ne soupçonnait même pas l’existence, qui débarque en assassinant sa belle-mère (la copine de son « père« , qui était en fait son oncle). Et son vrai père de l’entraîner dans un road trip existentiel, à la recherche des origines de son peuple. On retrouve ici davantage le Day que l’on connait par ailleurs : rapide, violent, sentant volontairement le stupre et le sang. Un superbe texte à la morale aussi abrupte que sans merci.

Ethologie du Tigre, le troisième texte, avait déjà été publié dans un recueil inédit de la collection Folio SF pour ses dix ans (en 2010, donc). Je l’avais lu à l’époque mais l’avait un peu perdu de vue. Une fois encore, on change radicalement de contexte : on retourne en Asie, dans l’Asie moderne où un occidental défiguré par un tigre quelques années auparavant est appelé au Cambodge par un homme d’affaire local pour mener l’enquête sur trois têtes de bébé tigre découverts sur le chantier de son plus récent complexe hôtelier. Sans concession, à nouveau, la nouvelle est particulièrement bien construite et sa fin est extrêmement bien amenée. La nouvelle se construit en partie autours du concept fort intéressant de la « barrière Gaïa« , le point de rupture où les catastrophes écologiques feront plus de morts sur base annuelle qu’il n’y a de naissance la même année. Un concept très intéressant à creuser pour de la SF écologique.

Shikata ga nai, « on ne peut rien y changer« , est le plus court texte du recueil. On y suit trois jeunes gens qui vivent dans la zone interdite de Fukushima pour y récupérer ce qui est récupérable et avoir une « vie facile » au mépris d’un danger en grande partie invisible. Intéressant sur le concept, c’est sans doute cependant la nouvelle la moins prenante de l’ensemble. Tjukurpa, le cinquième texte, nous emmène rencontrer les populations aborigènes d’Australie. Comme Sept seconde pour devenir un aigle, cette plongée à contre-courant chez un peuple brimé fait mal par où elle passe. Le personnage principal, une ado moche, se lance dans un nouveau culte de la réalité virtuelle permettant un retour aux sources qui efface « l’homme blanc » et tout le mal qu’il a apporté sur l’île-continent. Puissant.

Le dernier texte, Lumière noire, est davantage une novella qu’une nouvelle. C’est un récit post-apocalyptique plutôt classique où une IA a pris le contrôle des technologies mondiales pour réguler la population humaine. Une sorte de Skynet avec une conscience écologique. La nouvelle est très agréable à lire et est sans doute la plus cinématographique et la plus classique dans son développement de l’ensemble du bouquin. Intéressant de voir Day s’essayer à l’exercice de singer Terminator en y ajoutant une moralité différente et, logique pour l’auteur, très ambigüe. Le recueil se termine sur une essai signé Yannick Rumpala, intitulé « Et la science-fiction entra elle aussi dans l’anthropocène… » Le court essai, érudit, brasse assez largement dans les grands textes de SF (et dans les nouvelles du présent recueil) pour nous expliquer que la SF continue à être un véhicule privilégier de la réalité de demain, même lorsque les paradigmes sociétaux changent. Éducatif, bien que je ne voie pas réellement le lien avec le recueil qu’on a dans les mains. Enfin, si, le lien, je le vois. Mais je trouve étrange de l’intégrer de la sorte, comme une postface qui peut passer inaperçue.

Sept secondes pour devenir un aigle est donc une collection de nouvelles qui confirme si besoin est que Thomas Day est et reste une voix importante de la SFFF francophone. Si certains des textes présentés ici ne font finalement que flirter avec l’imaginaire, ils démontrent dans leur ensemble, en effet, que la SF est toujours un médium formidable pour mettre le doigt où ça fait mal dans la société humaine. Et Day n’hésite pas à jeter du sel sur les plaies ouvertes, bien que je l’aie trouvé ici plus modéré que dans d’autres romans plus anciens. Je ne sais s’il s’assagit avec le temps, mais il rappelle ici à tous qu’il est un nouvelliste hors pair. Avis aux amateurs.