Ravage

De René Barjavel, 1943.

Barjavel, Barjavel… Voilà un auteur que je n’avais plus lu depuis mon adolescence. Je me souviens encore du Grand Secret et de la Nuit des Temps que j’avais trouvé passionnants du haut de mes 12 ou 13 à l’époque. Licencieux aussi, puisque Barjavel était, dans mon souvenir, un fervent défenseur de l’amour libre. Ces lectures, avec les sages descriptions charnelles de Christian Jacq dans ses diverses œuvres égyptiennes, sont des souvenirs de lecture que je conserve encore dans un coin de ma tête depuis plus de 25 ans maintenant. J’avais donc un apriori favorable en prenant Ravage entre les mains, mâtiné sans doute d’une certaine crainte de ne pas y retrouver l’impact de mes souvenirs. Sur le papier, en plus, le livre à tout pour me plaire : vendu comme de la SF (ou, en tous les cas, comme de l’anticipation), contexte apocalyptique, texte pionnier, etc.

Puis vint la lecture de ladite œuvre. Le malaise qui s’en suivi. Et quelques recherches pour vérifier si rien ne m’avait échappé. Évacuons le résumé du scénario rapidement : François Deschamps est un jeune ingénieur de province qui monte sur Paris rechercher sa belle en l’an de grâce 2052. La société a évolué vers le tout automatique et le tout industriel, les villes s’étant élevées dans les cieux sans parvenir à réduire les inégalités de classe, plus importantes que jamais. La belle en question, Blanche Rouget, du haut de ses 17 ans, a cependant succomber aux attraits des médias tout puissants. Elle doit devenir une starlette de la radio (le média tout puissant en question). Le conflit latent entre l’ingénue, l’intriguant producteur qui essaie de la mettre dans son lit et son donjuan provincial, grand, musclé et fort semble être le nœud de l’intrigue, entrecoupé de quelques passages édifiants où Barjavel glose sur les évolutions de la société future qu’il imagine.

Puis vient la catastrophe : la grande nation noire de l’Amérique du Sud, établie par des descendants des esclaves africains chassés des États-Unis, déclare la guerre au monde. Grâce à une technologie inconnue, ils parviennent à mettre à mal tous les outils et instruments fonctionnant à l’électricité. La société verse alors rapidement dans le chaos. François prend à ce moment la tête d’une équipe de survivant pour quitter la ville foyer d’infection et de mort pour tenter la traversée de l’hexagone à pied et rejoindre ainsi sa Provence natale où il espère un retour à la terre et à un bon sens agraire. Ce qu’il achève en devenant dans une dernière partie plus courte une sorte d’autocrate semi-religieux pour tout le Sud de la France.

Et je vous assure que j’ai édulcoré au maximum les deux derniers paragraphes pour éviter de choquer les âmes sensibles. Ce que je ne vais plus faire à partir de maintenant. Ravage est un mauvais livre. Il n’y a pas d’autre façon de le dire. Si, en fait. J’aurais pu utiliser le terme de torchon. Raciste, misogyne et ayant des relents de Vichy-sme tellement puissants que c’est à se demander si l’ouvrage n’est pas une commande du Maréchal lui-même. Pour être honnête, lorsque j’ai fermé le bouquin, avec le même sentiment dérangeant dans le ventre qu’en fermant Rêve de Fer il y a quelques années, je me suis demandé si je n’avais pas simplement mal compris le message. Si l’ironie de l’ensemble ne m’avait pas échappé. Si la critique acerbe (et parfois amusante, il faut le concéder) que Barjavel fait de la société de 2052 n’était pas simplement poussée à l’absurde dans le régime rétrograde et obscurantiste mis en place à la fin du roman par son héros. C’est la thèse des ardents défenseurs de Barjavel, en tous les cas.

Mais… Force est de constater que si moqueries il y avait au début du roman, parfois d’ailleurs assez gauches et simplistes, le ton de la fin du livre est on ne peut plus sérieux. Le parallèle avec Rêve de fer est frappant : le livre de Spinrad n’est jamais drôle. Il est horrible de bout en bout. Son exagération et son mécanisme fasciste poussé à l’extrême indique clairement au lecteur qu’il s’agit d’une satire. D’une allégorie aussi affreuse que vomitoire, mais d’une allégorie malgré tout. Barjavel, de son côté, se veut presque prophétique quand il transforme son François en figure tutélaire, en autorité morale d’un régime autocratique inspiré de quelques principes de la chrétienté défigurés par une morale puante. L’homme de demain, paysan par essence, se doit d’avoir plusieurs femmes dont le rôle se limite à beaucoup enfanter. Les livres sont brûlés car responsables de la dégénérescence de la saine société proche de la nature. L’écriture et la lecture sont prohibés comme distractions parasitaires, sauf pour la classe des dirigeants, les meilleurs des hommes qui ont pour mission de mener leur cheptel sur le chemin vertueux de la société de demain. Soit le manuel du parfait retour à la terre voulu par Pétain en 43, date à laquelle le livre est édité chez Denoël, l’éditeur des écrits les plus horribles de Céline. Ravage a même eu droit à une prépublication épisodique dans Je suis partout, célèbre publication collaborationniste dont la plupart des auteurs ont été mis au ban de la société à la fin de la guerre.

Les analyses que j’ai pu lire ici et là (dont le très bon article d’ActuSF sur le sujet) ont tendance à limiter le discours fascisant à la dernière partie du roman. Pourtant, et même si les premières parties n’épargnent l’inefficacité de l’État (et critiquerait donc partiellement l’administration vichyssoise ?), François Deschamps est un personnage à la moralité douteuse dès le départ. Rejetant les scories de la vie facile, par opposition au producteur véreux, petit et informe (Barjavel n’a pas osé l’affubler d’un patronyme juif, heureusement…), l’homme fort du roman est dès le départ tourné vers le passé, insensible au doute ou à la remise en question, foncièrement misogyne et violent. A aucun moment du roman recourir au meurtre pour défendre ses intérêts ne lui pose le moindre problème. Il va même jusqu’à tuer un de ses compagnons qui s’est endormi sur son quart sans autre forme de procès et sans autre conséquence. Et je ne vous parle évidemment pas de l’usage répétitif du mot nègre en début de roman (qu’il faut replacer dans son contexte, il est vrai).

Cette apologie de l’homme providentiel, qui guidera le peuple par son bon sens paysan et son rejet du modernisme, est un trait commun de tous les régimes fascistes. La nostalgie des temps heureux que l’on doit retrouver quel qu’en soit le prix est une idéologie qui fait froid dans le dos. Et Ravage ne dit rien d’autre, ni dans sa forme ni dans son fond. Je ne comprends pas, dès lors, que le bouquin soit encore au programme de temps d’écoles et de lycées comme un exemple français de SF avant l’heure. Sans vouloir paraphraser le bon article d’ActuSF auquel j’ai déjà fait référence, Ravage est un livre d’anticipation médiocre. Les quelques traits futuristes, souvent grossiers et irréfléchis (la SF a pour vocation de présenter un futur réaliste, sinon cela devient de la fantasy), sont balayés par une société très 1940 dès que les protagonistes quittent Paris. Une fois les voitures volantes crashées au sol, le « futur » présenté par Barjavel se limite aux expériences architecturales moquées de Le Corbusier et à quelques gimmicks dont l’utilité est discutable (conserver ses défunts à domicile sous une forme embaumée, le développement d’une cure électrique qui donne des pouvoirs aux aliénés, etc.)

S’il faut trouver une valeur au bouquin, c’est sans doute l’imagerie qu’il développe dans ses secondes et troisièmes parties, lorsque les villes tombent dans le chaos et lorsque les protagonistes traversent une France ravagée par le feu et les épidémies. On y trouve, c’est vrai, les échos des récits post apocalyptiques modernes qui rencontrent tant de succès ces dernières décennies. En cela, le livre est en effet plus brut et explicite que ses illustres pairs que sont 1984, Le Meilleur des Mondes ou encore le Nous Autres de Zamiatine. Cependant, là où ces trois livres sont peut-être plus sages dans leur récit, ils sont éminemment plus intelligents dans leur propos. Il n’y a que peu de mise en garde dans Ravage : il y a un programme politique. Et c’est celui, rétrograde, décrié et dangereux, du pétainisme.

J’aimerais finir cette chronique en exprimant mon étonnement. Je ne saisis pas que Ravage soit encore régulièrement présenté comme un exemple de science-fiction française, comme un précurseur. Barjavel, discret sur le sujet après avoir été blanchi après-guerre de toutes accusation de collaboration, s’est bien gardé de remettre les mêmes idées dans ses ouvrages suivants. Le Grand secret ou la Nuit des temps remettent également en cause le culte de la modernité, mais ils ressemblent beaucoup plus à des délires de vieux soixante-huitards, où l’amour libre et la foi en l’humain ont autant de valeur que la mise en garde contre les abus des technologies. Barjavel n’est pas Céline, bien sûr. Il n’a pas écrit Bagatelles pour un massacre. Mais Ravage est clairement le produit de son temps et défend, de manière il me semble totalement éhontée, une idéologie infamante. S’il est intéressant de le lire pour comprendre comment un contexte peut produire aussi un roman de genre, il n’en demeure pas moins que c’est un mauvais livre. De la science-fiction cheap, des personnages inintéressants et un message d’un autre temps. La science-fiction, même française, a produit nombre d’autres livres nettement plus riches, intéressants et qui nous forcent à réfléchir aux problèmes d’aujourd’hui à travers une satire d’un demain potentiel. Que ces messieurs (et dames, bien sûr) qui font les programmes officiels de l’enseignement s’en souviennent et laissent de côté les œillères qui les aveuglent sur une littérature « de genre » qu’ils méprisent autant qu’ils ne la saisissent pas. Il est temps de s’y intéresser. Et de faire le ménage pour remiser le vieux grand père un peu raciste à sa juste place : dans une caisse oubliée au fond du grenier.

Or not to be

De Fabrice Colin, 2002.

Fabrice Colin hante ces colonnes depuis longtemps déjà et ses œuvres, toujours particulières, émaillent de leur éclat une production SFFF francophone sans doute trop sage. Or not to be, qui vient d’atteindre sa majorité (déjà 18 ans depuis la publication originale !) ne fait pas exception. Et L’Atalante a été bien inspirée de proposer ce classique alternatif dans sa collection poche et lui redonner, ainsi, une certaine visibilité depuis quelques années. Colin, qui a malheureusement quitté la littérature de genre depuis pour se consacrer à une carrière fructueuse et prolifique en littérature blanche, revenait avec ce texte shakespearien sur quelques-unes des obsessions abordées dans l’inégal mais enthousiasmant Arcadia en 1998. Il est à nouveau question du barde anglais, de l’Arcadie mythique et des mondes parallèles.

Moins délirant qu’Arcadia, cependant, Or not to be nous conte l’histoire de Vitus Amleth de Saint-Ange dans l’Angleterre des années 20. Amnésique, obsédé par les écrits autant que par la vie de Shakespeare, Amleth, à l’annonce de la mort de sa mère, s’échappe du sanatorium dans lequel il vient de passer sept longues années, protégé du monde extérieur. Partagé entre un sentiment de rejet et l’amour presque incestueux qu’il ressent encore pour cette mère-univers, c’est un jeune homme dérangé et perdu qui se lance en quête de ses souvenirs. Pour cela, il se rend au village de Fayrwood, bourgade perdue du Nord de l’Angleterre et absente de toute carte, village hors du temps où il a passé quelques semaines de vacances essentielles dans sa vie d’enfant. Il s’y était alors déjà perdu, plongeant sous les ombres des arbres de la vielle forêt voisine. Plongeant si loin qu’il y trouva un très vieil habitant, souvenir des temps anciens, souvenir qui inspira entre autres Songes d’une nuit d’été à son obsession littéraire…

Construit de manière asynchrone, les souvenirs se mêlant au récit, lui-même interrompu par le présent, ce texte érudit signé par Colin est une nouvelle fois exigeant, complexe et passionnant. Si les premières pages peuvent décontenancer, le roman trouve son vrai souffle après quelques chapitres et l’on ne peut que se plonger à corps perdu dans cette fractale étrange qu’est le destin d’Amleth. Ce voyage à travers la folie, le souvenir et l’amour connait ses moments d’extase et de félicité. A titre d’exemple, je n’ai que rarement lu une scène érotique plus intense que celle qui marque le point de non-retour dans la vie du personnage principal. Magnifiquement écrite, elle se justifie par ailleurs parfaitement dans la construction du récit et démontre que l’amour est aussi un combat, une extase et, forcément, une déception, dans une certaine mesure.

Roman adulte traitant d’un thème très classique en SFFF, à savoir l’histoire de Pan et de son petit peuple, Or not to be n’est certainement pas à ranger du côté des histoires de fantasy préfabriquées et prémâchées. Colin, comme à son habitude, devient parfois foutraque dans sa construction, égarant le lecteur dans des fausses pistes ou dans des digressions étranges. Si, dans l’ensemble, le texte est plus sage que Winterheim ou Arcadia, il n’en demeure pas moins un texte ardu. S’il me fallait le résumer en une phrase, je dirais que c’est Memento dans l’univers de Narnia. Ce n’est cependant pas lui rendre justice. La fin, abrupte, tombe un peu à côté du propos à mes yeux. Mais, à nouveau, rien de surprenant pour un bouquin de Colin qui est habitué du phénomène. Si l’on excuse ces quelques faiblesses, reste un texte passionné et passionnant et une très bonne manière de rentrer dans l’œuvre de son auteur, pour celles et ceux qui ne le connaîtrait pas encore.

Les Secrets

D’Andrus Kivirähk, 2020.

Illustrations de Clara Audureau.

L’Homme qui savait la langue des serpents fut une véritable découverte pour moi il y a quelques mois et reste l’une de mes lectures les plus marquantes de 2020. C’est donc avec anticipation que je me suis jeté sur le nouveau Andrus Kivirähk publié au Tripode en cette fin d’automne. Premier constat : le livre est nettement plus court que le précédent, environ 200 pages, illustrations comprises. Deuxième constat : si le ton est toujours féérique, il le reste cette fois-ci de bout en bout. Les Secrets, contrairement à L’Homme […] fait partie de la production « pour la jeunesse » de son auteur. Accessible dès une dizaine d’années. Qu’à cela ne tienne, jetons-nous dedans.

On y découvre donc la vie de la famille Jalakas, une gentille famille d’une middle class estonienne intemporelle, composée du jeune Siim (4/5 ans), de sa soeur Sirli (6/7 ans), du père, un type un peu looser qui aime regarder le sport à la télé, et de la mère, qui navigue entre son boulot la journée et son boulot de mère le reste du temps. Soit un picth à la Mes voisins les Yamada, pour ceux qui se souviennent de l’excellent yonkoma manga publié chez Delcourt (dans sa collection Shampooing) il y a des années, adapté en long métrage d’animation par nul autre qu’Isao Takahata, l’Estonie en prime. Et le parallèle n’est pas idiot. Car la famille Jalakas, à l’instar des Yamadas, se distingue surtout par les rêves que chacun d’entre eux poursuivent. Contrairement aux Yamadas, cependant, les rêves des Jalakas ne sont pas que des rêves. Siim se rend réellement dans son monde parallèle où il joue les magiciens démiurges. Sirli prend réellement l’ascenseur de leur bloc d’immeuble pour danser dans les nuages en partageant les potins avec le Soleil et la Lune, qui s’engueulent comme un vieux couple. La mère a également son véritable château de conte de fées et le père bat réellement tous ses « ennemis » lors d’évènements sportifs fantasmagoriques où il parvient toujours seul à remporter la victoire face à une adversité toujours plus forte.

La mécanique connait cependant des ratées avec l’arrivée dans le récit du gentil concierge, qui vit la plupart du temps dans le monde sous-marin de son placard à balais, et de la bataille qui l’oppose à l’irascible écrivain du 3e étage, le seul de ces personnages qui ne rêve pas et qui passe son temps à broyer du noir… Vous l’aurez compris, Les Secrets tient davantage du conte que du roman. Les chapitres, volontairement épisodiques jusqu’à la moitié du roman, nous font découvrir les protagonistes, leur vie prosaïque et leur vie rêvée tour à tour. Ce n’est qu’à la moitié du roman que les éléments s’entrecroisent réellement pour tisser la trame d’une « intrigue » principale dont le message est aussi simple que puissant : croyez en vos rêves. Ne les laissez jamais tomber. Ils ne feraient que grossir et noircir jusqu’à devenir une charge pour votre âme et pour tous ceux qui vous entourent.

Les Secrets est donc un récit optimiste, drôle, surréaliste, à 1000 lieues du récit complexe qu’était L’Homme qui savait la langue des serpents. On y retrouve une certaine plume, une admiration pour la naïveté et pour l’enfance qui met du baume au cœur. Si le livre touche forcément moins aux tripes que son aîné, Les Secrets, dans son genre, est une véritable réussite. A lire avec vos gamins quand ils ont un coup de bourdon ou qu’ils n’osent pas faire quelque chose. Kivirähk nous le dit et nous le répète de toutes les manières possibles : osez. Laisser faire votre imagination, poursuivez vos rêves, vous y arriverez.

PS : Les illustrations de Clara Audureau sont plaisantes mais n’apportent en définitive pas grand-chose au texte. Trop simples pour être envisagées comme œuvre à part entière et trop peu nombreuses pour être de véritables supports à la lecture pour les plus jeunes. Un coup dans l’eau.

La quête onirique de Vellitt Boe

De Kij Johnson, 2016.

Dans la longue tradition de ce blog d’arriver après la guerre, nous allons parler aujourd’hui de La quête onirique de Vellitt Boe, que toute la blogosphère SFFF a déjà chroniqué il y a deux ans quand le bouquin était sorti en grand format chez Bélial’ (le monde est petit). Et, une fois encore, nous allons parler de Lovecraft (qui, décidément, a beaucoup occupé mes lectures cette années, de manière souvent détournée, inspirée ou inspirante). Kij Johnson est une romancière américaine connue en francophonie surtout pour sa nouvella Un pont sur la brume qui participa au succès éditorial de la collection Une Heure Lumière à ses débuts. La novella, très poétique, insistait davantage sur l’ambiance d’un monde étrange que sur l’action réelle de son moteur narratif. Elle avait cependant marqué les esprits pour sa capacité d’évocation d’un monde à la marge.

Et c’est précisément ce qui fait aussi la force de sa Quête onirique de Vellitt Boe. Johnson a eu l’idée amusante d’imaginer La quête onirique de Kadath l’inconnue (H.P. Lovecraft, 1943 – publication posthume) à l’envers. C’est-à-dire d’imaginer la quête d’un habitant du pays des songes qui tenterait d’entrer dans le monde des hommes (le monde réel, de notre point de vue de lecteur). Le prétexte avancé tient la route : Vellitt Boe, une professeure au Collège pour femmes d’Ulthar est réveillée en pleine nuit. L’une de ses pensionnaires s’est enfuie avec un rêveur vers le monde des humains. La jeune femme en question, dont le père fait partie du conseil d’administration du collège en question, est également, incidemment, la descendante d’un Dieu endormis local qui n’apprécierait pas trop avoir perdu sa progéniture.

Dans ce monde onirique où les femmes n’ont qu’une importance toute relative et où l’existence même d’un collège pour femme est une grande victoire, un scandale pareil pourrait mener à la fermeture de l’établissement ou, pire, à la destruction complète de la cité par la déité dérangée. Bref ; aboutissement négatif ! Ni d’une ni de deux, Vellitt Boe, la cinquantaine bien frappée, décide de reprendre le bâton de pèlerin de sa propre jeunesse et de parcourir les contrées du rêve pour trouver un accès vers le monde réel et ramener la jeune femme dans son giron. Quitte à aller quémander une clé à son ancien amant, un certain Randoph Carter…

La quête […] oscille donc entre hommage et écrit militant. Johnson, on le découvre dans la postface sous forme d’entretien avec l’éditeur français, a toujours apprécié Lovecraft tout en étant consciente assez vite de son racisme crasse (comme je l’ai déjà dit dans ces colonnes, qu’il convient de contextualiser et non d’excuser). Son propos dans ce court roman est donc de rendre hommage à la vision de l’homme de Providence en « corrigeant » son propos. Pour cela, elle choisit évidemment une héroïne qui évolue dans un monde essentiellement féminin où les personnages sont LBGT et où les hommes « forts » sont plutôt lâches et faibles. D’où le militantisme féministe dont je parlais ci-dessus.

Quelques esprits chagrins sur le web y ont vu une exagération aussi déplacée que déplaisante. A la lecture du roman, cependant, cela ne m’a absolument pas sauté aux yeux. Évidemment, c’est sans doute cette démarche « à thèse » qui lui a valu de gagner un prix littéraire pour son roman (contre La ballade Black Tom, qui modernise également Lovecraft en l’attaquant sur son racisme, sans y ajouter toutefois la touche de féminisme qui semble être le combo gagnant). Mais peu importe. Le texte en lui-même est fort agréable et ces touches de militantisme ne gênent en rien la lecture. Cela rend au contraire le texte plus intéressant, car il jette un œil différent sur un imaginaire bien particulier très peu habité par les femmes.

Les amateurs de Lovecraft seront par ailleurs heureux de retrouver un texte qui respecte la mythologie lovecraftienne sans pour autant respecter le canon de l’œuvre dans son déroulé. En effet, Vellitt est un personnage actif là où les héros lovecraftiens subissent la plupart du temps le monde qui les entoure et les horreurs qu’ils vivent. Vellitt connait ce monde, l’a déjà parcouru et a déjà affronté ses dangers. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elle traverse les contrées du rêve et se confronte tant aux dangers qui la guète qu’aux fantômes de son passé et aux espoirs déçus de sa vie. Le livre souffre peut-être d’un rythme hachuré, passant d’une exposition rapide à une seconde partie plus contemplative, presque guillerette par moment, qui tranche beaucoup avec une partie finale plus sombre et nettement plus explicite que tout ce que Lovecraft n’a jamais produit d’indicible.

L’un dans l’autre, La quête onirique de Vellitt Boe reste un bon roman d’aventure, un hommage intelligent qui tente également de faire passer un message. La plume de Johnson est agréable et elle n’hésite pas à plonger dans l’horreur quand le moment est venu de se confronter aux goules et autres ghasts. Elle confirme, quelques années après Un pont sur la brume, qu’elle est un nom sur lequel il faudra compter dans le paysage de l’imaginaire US, dans une veine assez proche de ce qu’a pu faire Nancy Kress ou Ursula Le Guin avant elle. Et le rapprochement est élogieux.

Thecel

De Léo Henry, 2020.

Les années et les livres passants, j’apprécie de plus en plus la fine subtilité de Léo Henry. Bien qu’il soit relativement méconnu du grand public, cédant le pas à d’autres têtes de gondole de la SFFF française qui font dans le commercial, Folio SF ne s’est pas trompé en éditant sa trilogie des mauvais genres en exclusivité, en poche, dans leur collection. Après Le casse du continuum en 2014, consacré au space-opéra, et à La panse en 2017, thriller mâtiné de fantastique, c’est donc au tour de la fantasy de passer à la houlette de l’imagination plaisante d’Henry en 2020. Le tout une nouvelle fois servi par une magnifique couverture signée par Aurélien Police, comme les deux précédents opus.

Et de fantasy, il est bien question dans ce nouveau court roman (un peu moins de 300 pages, trop rapidement dévorées !). Je dirais même de fantasy très classique dans les premiers chapitres. Jugez plutôt : l’histoire s’ouvre sur la vie de Moïra, une princesse promise à une vie de couvent dans l’ombre de son grand frère, l’héritier de l’Empire de Thecel. La jeune fille est plus débrouillarde que l’on ne le pense au premier abord : elle connait les passages secrets de l’immense palais qui leur sert de demeure comme sa poche et est éduquée en secret par une vieille cartographe rencontrée dans une serre oubliée du logis principal. Elle fraye même avec un jeune dragon que l’on garde enfermé dans les murs pour une obscure raison.

Cette vie se corse cependant d’un coup lorsque son père, l’Empereur, décède. Et que son frère, l’héritier, disparait. On veut la marier de force, la placer sur le trône et ainsi sécuriser la mainmise de l’oecumaîtrise, l’un des deux grands pouvoirs de l’Empire, sur l’avenir de ce monde. C’est sans compter sur l’impétuosité de la jeunesse : Moïra décide de s’enfuir pour retrouver son frère bien-aimé et, ainsi, entamer une quête initiatique qui fera d’elle l’adulte qu’elle rêvait de devenir.

Voilà un scénario qui pourrait correspondre à 95% des bouquins de fantasy que vous avez déjà lu et que vous lirez à l’avenir (surtout si l’on remplace l’héroïne par un jeune homme, qui ignore probablement qu’il est le prince/l’élu en titre). Mais Léo Henry est plus malin que cela. L’auteur qui a signé l’éblouissant Hildegarde s’amuse à baliser son chemin pour mieux nous surprendre par un twist pourtant annoncé dès le départ. Dès le titre, en fait. J’y reviens. Grâce à la finesse d’Henry, par petite touche, la mécanique bien huilée du récit de fantasy se grippe progressivement. Le prince héritier n’a pas disparu en raison d’un complot ou d’un attentat. Non, il semble simplement s’être enfui avec son amant au nom de l’amour. Et qui sont ces « faces pâles« , rejetées et moquées que la société dominante de Thecel semble utiliser comme esclaves (signifiant par là même que Moïra et toute la classe dominante sont noires de peau, même si ce n’est jamais clairement dit) ? Et d’où vient ce dragon qui ne semble pas avoir sa place dans ce monde par ailleurs assez cartésien ?

Vous sentez comme l’édifice se fissure ? Et bien ce n’est rien comparé à la tournure que les évènements vont prendre. Je suis bien obligé de placer maintenant une balise [SPOILER] et de revenir sur le titre de l’ouvrage. Le monde de Thecel est en effet un homophone du mot tesselle. Pour ceux qui l’ignore, une tesselle est une petite pièce dans une composition ornementale plus large. Un petit carré de pierre dans une mosaïque, par exemple. Ou un pavé dans un carrelage ornemental. Au cœur du palais de Thecel, Moïra croise ce qui semble être un plateau d’Othello dans l’une de ses salles les mieux gardées et le plus secrètes. Et ce plateau est en fait le monde de Thecel. Thecel est divisé en grands carrés de terre qui peuvent basculer vers un envers-monde, habité par les faces pâles sans histoire, au milieu d’un archipel composé des « morceaux » de Thecel qui ont basculés par le passé. Cet autre monde, répondant au nom fort logique d’Abacule (un abacule est … aussi un mot qui désigne un carré dans une mosaïque), répond à ses propres règles qui mettront Moïra face à ses contradictions, face à son éducation, à ses idées reçues, à ses certitudes. Et qui la feront grandir pour devenir un symbole qu’elle n’imaginait jamais devenir. [/SPOILER]

Thecel est un roman hommage à un genre qui m’est cher, un hommage intelligent. Même les évolutions inattendues du récit ont lieu dans un cadre de fantasy finalement classique (bien que très original) : Henry a su transcender ce relatif classicisme pour nous offrir ici un très beau récit, intelligent, sensible, épique par moment, qui nous prend aux tripes. Moïra vit la quête initiatique classique qui la fera passer d’un statut relativement anonyme à celui de légende. Mais ça marche. Ça marche à 200%. Plus que que dans Le casse du continuum ou dans La panse, on sent que l’auteur a assimiler, presque digérer un genre pour nous en présenter ici la plus pure incarnation. Et qu’il le fait en ayant écrit entretemps le récit déstructuré et pourtant hypnotisant d’Hildegarde. Thecel est un véritable bijou. L’expression « diamant brut » m’est venue à l’esprit, mais elle ne correspond pas : Thecel est un diamant finement ciselé, dont toutes les faces nous semblent familières, mais dont la vue d’ensemble est aussi surprenante qu’agréable à l’œil. Si vous ne devez lire qu’un livre de fantasy en 2020 pour constater que le genre n’a jamais été aussi vivant que maintenant, malgré le côté répétitif à l’extrême des best-sellers du genre, Thecel devrait être ce livre. Léo Henry est un auteur intelligent, qui maîtrise sa plume comme son sujet : faites-lui confiance et profitez du voyage, vous en sortirez grandis.