Un peu de ton sang

Suivi de Je répare tout.

De Theodore Sturgeon, 1955-1961.

Court roman d’horreur de Theodore Sturgeon, Un peu de ton sang est un texte dérangeant. La postface de l’édition Folio-SF de Steve Rasnic Tem colle tout à fait avec mon ressenti : Rasnic Tem y explique qu’il a été déçu par le texte dans sa jeunesse, s’attendant à découvrir un texte noir et plein d’aventures pour se retrouver finalement avec un texte assez sobre entre les mains. Mais qu’il est revenu encore et encore dans sa vie sur ce texte car il y a trouvé quelque chose d’indéfinissable qui hantait sa mémoire. La nouvella nous conte l’histoire, d’abord par l’échange épistolaire entre deux militaires dont un psychologue, puis par une longue confession rédigée à la manière d’un journal personnel, de George Smith. Le brave George est l’enfant d’un couple de redneck bouseux du ventre mou et agricole des États-Unis. On comprend vite que le bonhomme n’a pas de chance dans la vie, avec une mère hystérique et un père porter sur la bibine et qui n’hésite pas à distribuer les coups. George, rejeté par ses camarades de classe, devient une espèce de brute craint par son entourage et fuyant tous contacts sociaux.

Mais voilà, à l’armée (car quel meilleur endroit pour parquer un bonhomme fort, pas très malin et qui a besoin d’une routine confortable dans sa vie que l’armée), il s’est fait dégager après avoir agressé son supérieur après que ce dernier lui ait avouer avoir lu sa correspondance personnelle. Pour quelle raison ? C’est le mystère que cette novella réserve au lecteur patient qui dépassera les échanges de courriers militaires qui imposent un faux rythme au début du texte. Sturgeon, comme nombre de ses collègues (en ce compris K. Dick), a bien digéré les avancées des travaux en psychologie qui suivirent les débuts de la discipline initiée par Freud. C’est donc à travers le prisme de l’explication psychologique plus que sociologique que les protagonistes essayent de comprendre George. Ses silences et ses raccourcis dans sa confession/journal intime cachent évidemment un sombre secret.

Classé dans la collection SF, le texte aurait sans doute davantage sa place dans une collection thriller/horreur, alors même qu’il ne fait guère frissonner ni haleter le lecteur par son rythme lent et sa construction à postériori. Non, Un peu de ton sang ne fait pas peur : il dérange. Le lecteur de fantastique aura saisi dès la lecture du titre qu’on frôlera le mythe du vampire avec ce texte de Sturgeon. Et c’est effectivement ce que l’on fait. Mais avec un angle tellement inattendu, froid, triste même, désopilant, que le texte marque. Il s’inscrit quelque part à l’arrière de votre subconscient comme une pierre dans votre chaussure : il gène, car il éclaire d’un jour nouveau une thématique que l’on croit maîtriser. Et, non, on peut donc être surpris par un texte sur les vampires, même s’il date de 1961.

Le texte suivant, qui donne quand même un peu de poids au livre, est une nouvelle du nom de Je répare tout. On y suit un autre handicapé social, un homme sans doute difforme, rejeté par ses connaissances qui récupère, par hasard, une femme sur le point de mourir sur un trottoir par loin de chez lui. Au lieu d’appeler les secours, le protagoniste connu pour « réparer tout » se met en tête de soigner l’étrangère et, ainsi, trouver un sens à sa vie. Là aussi, l’horreur (ici plus organique et plus explicite encore) cède sa place à une certaine tristesse pour ce personnage tordu, malheureux, visiblement pas adapté à la société qui l’entoure. La nouvelle fonctionne très bien, même si elle est moins marquante que la novella qui la précède.

Je commence donc à voir une certaine constance dans les textes de Sturgeon, après avoir chroniqué il y a déjà quelques temps Cristal qui songe : il aime les freaks, il aime l’horreur concrète, sensorielle, organique. Et ses textes laissent peu d’espace à l’espoir en un monde meilleur. Un peu de ton sang n’est pas une œuvre majeure de l’auteur, mais c’est une manière intéressante de sortir des sentiers battus et de poursuivre la découverte d’un auteur classique de la littérature de genre, trop souvent oublié à l’heure actuelle. Une lecture très rapide, mais des textes marquant dans leur genre.

L’œil de la Sibylle

De Philip K. Dick, 1947-1984.

Étrange petit recueil de nouvelles que L’œil de la Sibylle. Il regroupe une série de courts textes de Dick, rédigés sur une période de près de 40 ans (pour certains, la date de rédaction est approximative, sachant qu’ils ont été publié à titre posthume dans l’une ou l’autre anthologie de nouvelles de l’auteur), soit pratiquement sur toute la carrière littéraire de Dick. On plonge en plein dans les délires psychotiques, largement influencés par des psychotropes, habituels dans l’œuvre de l’américain.

Le recueil s’ouvre sur deux courts textes théoriques où Dick parle de SF, rédigés probablement à la demande d’éditeur pour introduire un recueil similaire à L’œil de la Sibylle. On y lit le rapport de Dick à la littérature de SF des années 50 et 60, on y découvre les textes qu’il aime et les auteurs qu’il déteste. C’est d’ailleurs l’occasion de voir que Dick participe au malentendu historique qui fait de Robert Heinlein un écrivain rétrograde et fasciste. L’auteur d’Étoiles, garde-à-vous ! (Starship Troopers) traine en effet une réputation sulfureuse depuis de nombreuses années, en raison d’une lecture souvent trop premier degré de ses écrits. La lecture de ses textes plus tardifs devrait cependant démontrer à n’importe quel lecteur que, si Heinlein a bien une forme de fascination pour l’armée, il n’est en rien un belliciste passéiste convaincu, mais plutôt un cynique qui voit d’un œil critique les possibles dérives de l’avenir. Mais assez parlé de Heinlein.

Le premier texte de fiction du recueil est donc la nouvelle Stabilité. Rédigé en 1947 au plus tard, c’est le texte le plus ancien du bouquin. On y découvre un univers dystopique où un citoyen brise la loi immuable de la stabilité (à savoir : une société qui est arrivé à son développement maximal ne peut plus rien inventer de neuf sous peine de connaître le déclin) en participant bien malgré lui à la création du voyage temporel. Et il ramène avec lui un artefact dangereux pour l’humanité. La fin, particulièrement sinistre, vaut son pesant de cacahouètes. La deuxième nouvelle, L’Orphée aux pieds d’argile, joue, elle aussi, avec le voyage dans le temps. On y suit l’escapade d’un employé de bureau dans le passé (via une société privée ressemblant étrangement à celle de Total Recall) pour sortir de son train-train quotidien. Le package commercial promis est : plongez dans l’histoire pour inspirer à son auteur la création d’une de ses œuvres majeures. Et l’employé de choisir un écrivain de SF des années 60 qui ressemble à s’y méprendre à Dick lui-même. Le twist, classique dans une nouvelle de SF, est là aussi particulièrement efficace, même si peut-être un peu gros dans la conclusion de la nouvelle.

Une odyssée terrienne, troisième nouvelle du recueil, est un texte post-apocalyptique fort. On y suit le destin croisé de plusieurs protagonistes qui essayent tant bien que mal de s’en sortir dans une Amérique dévastée par une guerre que l’on devine nucléaire. Certaines obsessions de l’auteur (la perte d’identité, les drogues récréatives, etc.) remontent progressivement à la surface dans ce texte où l’espoir est illusoire.

La quatrième nouvelle, la plus longue du recueil, est aussi la plus étrange. Cadbury, le castor en manque, est je pense l’un des rares (sinon le seul ?) exemple de fantasy animalière dans l’œuvre de Dick. Mais on n’est pas dans la poésie champêtre du Vent dans les saules ou dans la critique sociale et politique de La ferme aux animaux ici. On est bien dans du Dick : Cadbury déteste sa vie et sa femme. Il la fuit dans les psychotropes divers en cherchant par ailleurs une maîtresse aussi intangible qu’intransigeante. Perte d’identité, rêves et délires maniaco-dépressifs sont au programme dans cette farce qui finit à nouveau de manière très pessimiste.

Le très court Au revoir, Vincent vient ensuite. Il s’agit d’un texte plutôt anecdotique sur une mystérieuse concurrente à la poupée Barbie. Amusant mais oubliable. Puis vient la nouvelle éponyme du recueil : L’œil de la Sibylle nous plonge une nouvelle fois dans les affres du temps où la figure classique de la sibylle tente de prévenir l’humanité, à différents âges de la civilisation, des risques qu’elle encourt. Un joli texte plein de poésie.

Le texte suivant, Le jour où Monsieur Ordinateur perdit les pédales, est plus classique dans sa forme. Dick imagine un monde où l’humanité à confier l’ensemble de ses responsabilités à un ordinateur central (de la gestion des feux de circulation à l’utilisation de votre cafetière). Mais, pas de bol, que ce passe-t-il quand cet ordinateur devient dépressif. Comme tout le monde, il a besoin d’un psy. On creusera donc encore davantage les relations difficiles de Dick avec Freud et Jung ainsi que, de manière détournée, sa propre relation avec sa mère. Enfin, le recueil se conclut sur la nouvelle Étranges souvenir de mort, où un homme imagine la vie d’une de ses voisines expulsées par le nouveau propriétaire de son immeuble. Il est ici à nouveau question de la définition de la folie et de la toute petite nuance qui sépare les fous et les être sains dans la société contemporaine.

Lu très rapidement, ce court recueil (un petit 200 pages) nous plonge bien dans la difficile psyché de son auteur. Dick devait être un homme compliqué à comprendre et encore plus compliqué à fréquenter. Si les nouvelles ont des qualités littéraires certaines, leur développement torturé et leur conclusion parfois surprenante mette en lumière les difficultés que Dick éprouvait avec la notion d’identité, de valeur ou encore d’équilibre mental. Bien qu’il ne s’agisse pas de textes majeurs de l’œuvre dickienne, c’est certainement une lecture intéressante pour tous ceux qui s’intéressent à l’homme derrière Blade Runner, Total Recall, Ubik et bien d’autres classiques de la SF. Ou, d’ailleurs, pour tout amateur de SF intelligente et paranoïaque.

Sjambak

De Jack Vance, 1946-1958.

Pour m’attaquer à Vance, légende de l’âge d’or de la Sci-Fi américaine, au même titre qu’Asimov, Heinlein, Bradbury et leurs collègues, je ne souhaitais pas me lancer dans l’une des sagas fleuves qui firent la renommée de l’auteur. Des Chroniques de Durdane, en passant par la Geste des Princes-démons, le Cycle de Tshaï ou encore Planète géante, Vance a marqué durablement les années 50 et 60 de la littérature de genre américaine. Comme ses collègues, cependant, il a bien sûr débuté par des nouvelles dans tout un tas de magazine pulp. Sjambak, recueil inédit publié en 2006 au Bélial’ en marge du projet VIE (Vance Integral Edition), regroupe quelques-unes des ces nouvelles précoces ainsi qu’une novella un peu plus longue, datée de 1958. Cela me semblait une bonne porte d’entrée à l’œuvre d’un auteur réputé être l’un des meilleurs conteurs de l’étrange du XXème siècle, spécialiste de l’exotique et du dépaysement.

On retrouve donc dans ce recueil une première nouvelle du nom de Les Maîtres de maison, publié en 1957 dans Saturn. Classique dans sa forme, elle voit une bande d’explorateurs humains débarquer sur une planète inconnue et rencontrer avec beaucoup de surprise des êtres humains qui leur parle en anglais et semble séparés en une caste de « maîtres de maison » et de « sauvage« . La nouvelle vaut surtout pour sa fin grand-guignolesque autant qu’elle est abrupte. Le second texte, La Planète de poussière, publié dans Starling stories en 1946, est la nouvelle la plus ancienne de l’anthologie. De fait, elle nous raconte la résistance d’un astronaute contre ses anciens compagnons de voyage qui ont décidé de l’abandonner dans l’espoir pour une sombre histoire d’arnaque à l’assurance. De l’aventure, des peuples extraterrestres et des explosions à gogo rythment ce texte très classique et très représentatif de la littérature pulp spectaculaire et divertissante.

Le troisième texte, qualifié de « roman » par l’éditeur, est plutôt une longue novella (200 pages à peu près), dénommé Parapsyché et publié dans l’Amazing Science Fiction Stories d’août 1958, ce qui en fait le texte le plus tardif de l’anthologie. On abandonne histoire les histoires d’exploration spatiale pour revenir sur le plancher des vaches terrestre. La novella, très didactique par moment, explore le domaine du surnaturel sous un angle alors sans doute assez osé : les protagonistes, ayant vu (ou cru voir ?) des fantômes dans leur jeunesse, n’ont de cesse d’explorer le domaine de la mort, du para-psychisme, de la télékinésie et des médiums. Le tout avec une démarche résolument scientifique et positive qu’ils opposent à l’obscurantisme prêché par l’antagoniste du récit, un pasteur illuminé qui prêche pour une Amérique propre, ordonnée et blanche. La charge virulente contre cette Église pentecôtiste, qualifiée ouvertement de fasciste par les héros de la nouvelle, me frappe réellement. Pour le reste, l’histoire tourne gentiment autours des expériences NDE (Near Death Experience) et me fait un peu penser à un épisode de X-Files où il n’y aurait eu que Dana Scully (la scientifique sceptique par excellence – au moins dans les premières saisons).

Sjambak, qui donne son titre au recueil, est la nouvelle suivante. Publiée en 1953 dans If, elle marque en effet le goût pour l’exotisme de Vance. Un reporter est largué bien malgré lui sur une planète perdue aux confins de l’univers connus où les colons, descendants croisés de cultures des îles du Sud-Est Asiatique et de la péninsule arabique, se livrent à des complots et autres djihads sous les apparats de cités états stables et pacifiques. C’est malin et plein de rebondissements, même si finalement assez anecdotique. Joe Trois-Pattes, le texte suivant, fut publié en 1953 dans Startling Stories. Conçu en quelque sorte comme un western de l’espace, où des prospecteurs de métaux ont maille à partir avec la faune locale d’un petit satellite tellurique. Amusant chassé-croisé où la tension monte pratiquement comme dans un huis-clos jusqu’à l’inévitable affrontement final.

Le Robot désinhibé, paru dans Thrilling Wonder Stories en 1951, est pour le coup un récit franchement malin qui oppose un employé un peu looser d’une société de transport interplanétaire avec une intelligence artificielle extra-terrestre qui déraille. Les passages de dialogue, à grand coup d’énigme mathématique (qui font sourire, quand on voit le temps que la brave machine met pour faire des opérations qu’un ordinateur digne de ce nom mettrait quelques millièmes de seconde à réaliser – mais bien sûr, nous sommes alors en 1951 et les ordinateurs fonctionnent avec des cartes perforées et font la taille d’un grand salon), sont particulièrement truculent. Je n’avais pas vu venir la fin, à nouveau plein de rebondissements et d’aventures en tout genre. Enfin, le recueil se termine par Le Diable sur la colline du Salut, publié en 1955 dans une anthologie éditée par son collègue Frederik Pohl. Cette dernière nouvelle est un peu plus hermétique et met à nouveau à mal l’ordre établi et la bonne foi chrétienne du missionnaire américain typique. Le texte est malin, même si cela se termine plutôt en queue de poisson.

Que penser de tout cela ? Et bien que c’est une entrée en mode mineure sur l’œuvre de Vance. Bien sûr, je vois dans ces textes pas mal de scories qui sont l’ADN des textes des magazines pulp des années 50. Ils sont relativement simples et mettent surtout en avant le côté extravaguant de l’exploration spatiale, le dépaysement des décors et des civilisations extraterrestres. On y trouve beaucoup d’action, d’explosions et de vengeance, mais également quelques sympathiques réflexions plutôt anarchiques que je ne soupçonnais pas à première vue. La novella Parapsyché en particulier semble être un texte plus personnel de l’auteur où il nous dit tout le mal qu’il pense d’une certaine frange catho intégriste américaine qu’il accuse à demi-mot d’être un frein à l’évolution, à la modernité et à la connaissance.

Ce n’est sans doute pas le meilleur recueil de nouvelle que j’ai lu ces dernières années, mais cela se lit vite et cela fait certainement voyager dans ces temps où les murs qui nous entourent pourraient vite se transformer en prison mentale (merci le confinement du au COVID-19…) Sjambak -le recueil dans son ensemble, pas la nouvelle éponyme- ne m’a cependant pas entraîné plus que ça dans l’univers de Vance, même si je lui reconnais volontiers une certaine faconde pour raconter des histoires captivantes. Il faudra que je retente l’expérience avec l’un ou l’autre de ses textes cette fois-ci considérés comme majeurs, textes qui hantent mon interminable PAL depuis de (trop) nombreuses années.

Demain les chiens

De Clifford D. Simak, 1944-1973.

Recueil de nouvelles qui se lisent comme un roman, Demain les chiens est l’un de ces classiques de la SF dont on entend parler dans divers ouvrages de référence, mais qu’on ne lit pas. Et c’est bien dommage. Il est l’œuvre la plus connue de son auteur, Clifford D. Simak, auteur sans doute un peu oublié. Simak a la réputation d’être un auteur de sci-fi très classique, plutôt optimiste, qui signa essentiellement des récits d’aventure positifs et proches de la nature, des sortes de western aimables dans l’espace. Puis, en 44, contre toute attente, il écrit un texte très étrange du nom de City (c’est également le titre original de Demain les chiens). On y découvre une humanité qui fuit progressivement les villes pour s’installer à la campagne. Pas par peur d’une quelconque menace, mais simplement parce que le taux de natalité s’est méchamment réduit et que, technologiquement, les hommes n’ont plus besoin de vivre ensemble pour survivre.

Entre les lignes, on comprend donc que Simak par du principe que l’humanité n’est pas une espèce sociale et qu’elle a choisi de vivre ensemble uniquement pour des raisons d’opportunisme pendant les derniers millénaires. L’invention des robots et des IA (qui ne sont en aucun cas un point central de ces nouvelles, en tous les cas pas pour leur aspect technologique) dispense l’humanité de ce lien. De cette première nouvelle qui respire encore fort une certaine forme de naïveté dans la forme, mais non dans le propos, Simak développe dans les textes suivants le futur (et la fin) de l’humanité telle qu’on la connait. Entre chaque texte, plusieurs générations sautent, alors que l’on suit les descendants d’une même famille sur plusieurs centaines d’années. Cette famille aura été au centre du devenir de l’espèce humaine, parvenant à « réveiller » la conscience des chiens (ce qui donne son titre au recueil en langue française), identifiant une nouvelle forme de vie possible pour l’homme sur une planète lointaine, ayant des premiers contacts avec les « super-humains » de demain, etc.

Mais la marche inéluctable vers la fin est enclenchée dès la première nouvelle. Demain les chiens propose une lecture très sombre, très pessimiste de l’avenir de l’homme. Il est simple de faire un parallèle entre cette apparente rupture de style (je me fie à l’excellente introduction signée Robert Silverberg de la version poche de 1995, ici éditée en français par J’ai Lu en 2015, puisque c’est le premier texte de Simak que je lis) entre ces œuvres naïves d’avant-guerre et celle-ci et l’expérience que Simak retient de la seconde guerre mondiale. Le conflit a sans doute fait résonner en lui des questions importantes qui changèrent sa façon d’aborder le monde qui l’entourait alors. Et il livre donc avec Demain les chiens sont œuvre majeure, dans un découpage proche de celui du cycle de Fondation chez Asimov ou encore de l’Histoire du Futur de Heinlein.

Le fil rouge qui lie les différents récits est la présence de l’androïde Jenkins, qui passera d’assistant de la famille Webster (la famille au cœur des différents évènements déclenchant la fin de l’humanité) à une sorte de divinité pour la civilisation canine, puis à celui de dernier témoin dans l’épilogue du recueil, nouvelle écrite en 1973, soit 22 ans après la nouvelle précédente, à la demande de l’éditeur de Simak. Il est presque impossible d’aborder la richesse du contenu abordé dans les 9 nouvelles qui composent ce récit plurimillénaire, allant d’allégorie de la Bible à du space-opéra pur et dur. Je peux seulement en dire qu’on ne ressort pas indemne de cette lecture. S’il est compliqué d’en expliquer le déroulé, il est sans doute tout aussi compliqué d’en résumer l’impact. Car si la thématique peut sembler usée jusqu’à la corde aujourd’hui, il faut se rappeler que la majorité de ces textes sont sortis dans les années 40, dans des revues à fort tirage mais durée de vue limitée et qu’ils devinrent rapidement un saint graal pour les amateurs de SF, tant la profondeur et la richesse de thématiques abordées, couplées au pessimisme parfois nihiliste du fond, marquèrent les esprits d’une génération de lecteurs (et de futurs écrivains de SF à l’époque).

Simak explique lui-même dans les commentaires qu’il apporte à ce recueil qu’il ne s’explique pas pourquoi ces textes en particulier ont tant marqué les lecteurs. Il dit lui-même que ces textes ne le lui ressemblent pas vraiment et que, bien qu’il ait essayé de reproduire ce ton dans les décennies qui suivirent, il ne parvint jamais à retrouver une inspiration pareille. Humble, cependant, il se réjouit d’avoir signé un texte qui marqua une génération et qui continua à frapper l’imagination des générations suivantes. D’avoir, en somme, signé un classique.

McSweeney’s Anthologie d’histoires effroyables

Édité par Michael Chabon, 2002.

Réédition partielle (des nouvelles imaginaires uniquement) de McSweeney’s Méga-anthologie d’histoires effroyables, paru chez Gallimard (collection « Du monde entier« ) en 2008.

Michael Chabon n’est pas un anthologiste fort connu dans le monde de la SFFF. Et c’est assez logique, car ce n’est pas son/ses genre(s) de prédilection. De fait, la McSweeney’s Anthologie d’histoires effroyables n’est qu’un extrait d’une anthologie plus vaste, datant de 2002 et publiée en 2008 dans la collection Du monde entier de Gallimard (la petite cousine de la Blanche, consacrée aux textes étrangers). Dans cette réédition partielle en poche chez Folio SF en 2011 ne sont donc repris que les textes à vocation imaginaire (au sens large). Et c’est assez dommage de se priver de quelques textes de littérature blanche qui faisaient partie de la méga-anthologie (remarquez l’usage subtil du superlatif) d’origine. On se passe donc de textes signés entre autres par Kelly Link, Neil Gaiman, Stephen King ou encore Michael Crichton. De signatures que l’on associerait pourtant volontiers aux littératures de l’imaginaire. Mais soit, n’ergotons pas sur les choix éditoriaux bizarres de Gallimard (puisque Folio-SF est la collection poche de genre de Gallimard, bien sûr).

Avant d’entrer dans le corps du bouquin en tant que tel, encore quelques mots de contexte. D’abord, ne vous laissez pas rebuter par la très moche couverture : ces zombies s’attaquant à un détective de pulp ne correspondent à aucune nouvelle de l’anthologie. Quitte à choisir une illustration au hasard, j’en aurai pris une plus jolie. Soit. Plus intéressant sans doute : mais qu’est-ce donc que le McSweeney ? Eh bien, je n’en savais rien avant d’ouvrir ce recueil. McSweeney est en fait une tentative américaine de faire revivre la revue de nouvelles. L’argument éditorial est que l’art de la nouvelle se perd alors même qu’il s’agissait d’un format prisé par nombre de grandes plumes américaine du début du XXème. Chabon, l’éditeur de cette anthologie en particulier, est l’une des chevilles ouvrières de ce renouveau en faisant jouer son carnet d’adresse visiblement bien remplis pour convaincre ses collègues écrivains de se (re-)lancer dans l’exercice. Et comme vous connaissez sans doute mon amour pour le format en question, vous vous doutez que je ne peux qu’applaudir à deux mains (vous avez déjà essayé avec une, juste pour voir ?). Le site web McSweeney, la publication en question, est un vrai trésor d’imagination et on y découvrira une volonté probablement un peu « arty » de remettre la nouvelle (mais aussi d’autres expressions artistiques) sur le devant de la scène. Quand on voit le prix de certains anciens numéros épuisés sur leur boutique en ligne, on imagine aussi facilement que la revue a un certain succès auprès d’un public d’initiés qui dépensent sans compter. Bref, tout ceci nous éloigne du contenu.

Parlons-en, du contenu. Après une brève intro où Chabon nous explique son intention et les échos positifs des écrivains qu’il a su convaincre de participer, on se lancer dans un premier texte : Les abeilles, de Dan Chaon. Inconnu au bataillon. Mais texte très dérangeant. Il y est question d’un homme rangé que les démons du passé viennent menacer. La mécanique du récit, inéluctable, nous entraîne vers une conclusion sordide, horrible, que l’on voit venir et que l’on espère éviter. Le texte est particulièrement dur à lire si vous êtes vous-mêmes parent d’un enfant en bas âge. Je ne croyais pas être touché par le phénomène (le fait d’avoir un petit gamin ne m’empêche pas de voir le premier Ça, par exemple), mais, en fait, si. Cette première nouvelle, qui touche davantage à l’horreur qu’au fantastique, m’a laissé un goût de cendre dans la bouche…

Le deuxième texte, Le Général, de Carol Emshwiller, est plus classique. Il y est question d’un grand soldat qui fuit le pays qui l’a élevé après avoir massacré sa famille. Sa fuite l’amènera à sympathiser avec de pauvres paysans dans les montagnes qui servent de frontière naturelle entre son pays d’origine et son pays d’adoption. La vengeance, la solitude, la haine et la rédemption sont au menu de ce court texte. C’est bien écrit, mais, comme dit en attaque de ce paragraphe : c’est assez classique.

Sinon, le chaos, de Nick Hornby est la troisième nouvelle de l’anthologie et la première appartenant réellement au domaine du fantastique. L’auteur, pas familier avec le genre, est surtout connu pour son excellent High Fidelity. Le texte est une sorte d’hommage à L’Attrape-Cœurs, malgré le fait qu’il insiste explicitement sur le fait de ne pas l’être, justement. On y suit un ado qui nous raconte sa première expérience sexuelle. Ou, plus exactement, les circonstances qui l’on amené à ça. Il y sera question de déménagement, de cours de musique, de relations monoparentales et… de l’apocalypse, bien sûr. Le texte est très bien écrit, dans le style de la confession d’ado chaotique, allant même jusqu’à se payer le luxe d’être un méta-texte (puisqu’il s’auto-commente volontiers). Exercice périlleux, mais amplement réussi.

La quatrième participation est due à Chris Offutt, autre auteur dont le nom ne me disait (et ne me dit toujours) rien du tout. Le Seau de Chuck penche lui aussi du côté de la SF pure et dure. On y suit un écrivain, Offutt lui-même, qui est en panne d’inspiration alors que Michael Chabon lui a demandé un nouvelle pour son anthologie. Il a peur de ne pas y arriver. De ne pas faire mieux que son père, grand écrivain et grand rival d’Harlan Ellison en son temps (qui est également au programme de l’anthologie, par ailleurs). Son mariage bat de l’aile, sa bagnole est cassée et il a l’impression qu’un fantôme le hante dans ses nuits blanches. Heureusement, un ami scientifique le sortira de cette voie sans issue en lui proposant un voyage dans le temps et/ou dans les univers parallèles. Mais… ce n’est pas sans risque, bien sûr. Amusant, construit tel des poupées russes, le texte est efficace a défaut d’être vraiment marquant.

Le cinquième auteur, Michael Moorcock est un nom nettement plus familier à l’oreille du lecteur de SFFF. L’auteur d’Elric signe ici un texte plus tardif, mineur, qui appartient à une autre série de l’écrivain, à savoir Le Pacte Von Beck. Ou, plus certainement, l’une de ses nombreuses incarnations dans les temps multiples que parcourt la figure tutélaire du Champion Éternel, chère à Moorcock. On y suit l’enquête chronique d’un flegmatique britannique et son assistant dans le Berlin des années 30. La maîtresse d’Hitler est retrouvée morte et l’entourage proche du leader nazi fait appel au Sherlock Holmes local pour résoudre l’affaire. Ce-dernier, aidé par son meilleur ennemi Von Beck, sera face à un choix : résoudre l’affaire, innocenter le monstre ou en profiter pour sauver la paix mondiale ? Farce steampunk, L’affaire du canari nazi est un bel hommage à Conan Doyle et/ou à Maurice Leblanc. C’est drôle, bien écrit, bien mené et dans le ton de l’anthologie. Ce n’est pas ce que l’auteur a signé de mieux, mais c’est très efficace.

La Danse des esprits de Sherman Alexie est une nouvelle âpre sur le racisme ordinaire aux États-Unis. Deux flics tuent deux indiens injustement arrêtés. Sur les lieux de la bataille de Little Big Horn. Pas de chances pour les représentants de la loi, cela réveille le 7ème régiment de cavalerie du Général Custers qui est enterré là depuis des siècles. Et ces braves zombies ont faim. Et ils ne font pas la distinction entre les flics rednecks racistes du fin fond des states ou le premier passant venu. Une véritable tornade de massacre où le message semble être : la violence entraîne la violence. Bien mené, mais la conclusion et le message m’échappent un peu.

Le texte suivant est signé par l’autre grand nom de l’anthologie, à savoir Harlan Ellison, dont la carrière est aussi longue qu’inspirante pour tout amateur de littérature de genre (ou de littérature tout court). Avec Derniers adieux, Ellison signe a son tour une farce sur les gens qui cherchent toute leur vie un sens profond aux choses, un message caché qui leur permette d’atteindre le nirvana. Quid si au lieu d’atteindre le Shangri-La sur l’un des sommets inatteignable de la chaîne de l’Himalaya, notre héros tombait sur… un fast-food cosmique ? Je ne sais pas si ce texte date d’avant l’épisode où Homer visite le premier Kwik-e-mart sur un sommet indien, mais on est dans le même genre de délire. Amusant.

L’avant-dernier texte, Notes sous Albertine, est celui qui se rapproche le plus du cyberpunk. C’est le texte le plus long et le plus ardu de l’anthologie. Rick Moody, son auteur, dont il s’agit ici du seul réel texte de SF traduit en français, signe un récit d’une centaine de page sur un journaliste qui essaie de comprendre d’où provient une nouvelle drogue qui ravage la société américaine depuis la disparition d’une grande partie de New-York dans un attentat ravageur (rappelons-le, l’anthologie date de 2002 dans sa version originale). Cette drogue a pour effet de faire revivre au consommateur ses souvenirs. Pas de se les rappeler ; de les revivre. Et les survivants de s’enfermer dans un monde onirique où il semble possible d’interagir dans une certaine mesure avec les évènements, ajoutant tout une couche de paradoxes temporels au marasme sociétal ambiant. Ça m’a fait penser à un croisement étrange entre Inception et Las Vegas Parano, le côté drôle en moins. Sans doute la meilleure nouvelle de l’anthologie, mais pas la plus simple à prendre en main.

Le dernier texte, signé par Michael Chabon lui-même, nous emmène dans la vie de deux gamins qui sont séparés de leurs parents par la guerre civile américaine et qui sont récupérés par leur oncle à bord d’un dirigeable géant qui fleure bon le steampunk. C’est pas mal du tout, mais c’est très frustrant : L’Agent martien, roman d’aventures planétaire est la première partie d’un diptyque qui a trouvé sa suite dans une autre anthologie McSweeney inédite sous nos latitudes. Et l’histoire développée ne se suffisant pas en elle-même, c’est un peu bizarre de l’avoir inclus.

Que penser, pour finir, de cette anthologie ? Eh bien, au risque de me répéter pour ce genre de publication, du bon et du moins bon. Si tous les textes ne sont pas de grands textes, ils ont tous une qualité minimale suffisante pour retenir notre attention. Notes sous Albertine en particulier promet de belles choses pour son auteur (qui est cependant resté relativement anonyme dans nos contrées). Les nouvelles et ce genre d’anthologie restent de bonnes portes d’entrée dans des imaginaires nouveaux, osant parfois des mélanges de genre ou des développements que des romans classiques n’osent pas. McSweeney’s Anthologie d’histoire effroyables (elles ne le sont pas toutes !) est exactement dans cette tradition : une main tendue vers des auteurs méconnus, épaulés par des noms bien établis qui se lâchent (j’imagine que Moorcock a rarement utilisé Hitler comme personnage dans ses récits !). Une belle surprise à découvrir sans modération. Et on regretta de n’avoir qu’une édition partielle avec cette version Folio SF. Si vous trouvez l’édition intégrale, préférez-la !