Sexe !

Sous-titré : Le trouble du héros

D’Alexandre Mare, 2010.

Court essai d’Alexandre Mare sorti chez les Moutons électriques il y a dix ans déjà, la republication récente dans la collection Hélios est l’occasion de redécouvrir ce qui fut, à l’époque, l’une des premières études sérieuses à se pencher le comportement sexuel de nos personnages de fiction préférés. Depuis lors, les études psychologiques, sociologiques ou relevant d’autres volets des sciences humaines sur nos « héros modernes » se sont multipliées et il n’y a plus grand chose d’exceptionnel à gloser de manière très sérieuse sur un matériau de base qui l’est nettement moins. Mais est-ce bien le cas ? Est-il réellement moins sérieux, ce matériau de base ? C’est l’une des questions auxquelles Sexe ! […] répond par la négative.

Pour Alexandra Mare, il y a en effet beaucoup à apprendre par exemple en décortiquant l’organisation sociale de cette grande communauté gay-friendly qu’est le Village des Schtroumfs. Et il y a aussi des leçons à tirer du message contradictoire livré par Alerte à Malibu ! ; l’ostentation charnelle cacherait en fait une pudibonderie bien-pensante où le sexe libre est synonyme de mal et est puni par les scénaristes de manière forcément tragique. Et les pauvres Batman, Superman, Wonderwoman et Captain America sont logés à la même enseigne : comme idéaux, comme archétypes inatteignables du genre humain, ils sont soumis aux affres d’une sexualité impossible qui n’est que le reflet de leur ethos dérangé.

Oui, bon, je simplifie un peu. Pour être honnête, le livre alterne les coups d’éclats, les analyses brillantes et inattendues avec, malheureusement, une certaine forme de verbosité de psychanalyse de comptoir. J’exagère sans doute ici en versant dans l’hyperbole, pour le bien de la démonstration, mais c’est le risque avec ce genre d’interprétation : la surinterprétation. Vouloir donner du sens à tous les comportements humains revient de temps à autre à inventer des corrélations douteuses entre des statistiques qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre (et qui étaient, jusque-là, bien contentes de s’ignorer mutuellement). Du coup, si Alexandre Mare nous force à réfléchir et à nous poser des questions saines sur des comportements malsains, s’il nous amène intelligemment à jeter un regard nouveau sur des choses que l’on croyait connaître, je trouve qu’il est parfois un peu malhonnête dans son raisonnement.

Il le dit d’ailleurs lui-même dans son livre. Explicitement. Il n’a choisi que les éléments qui lui permettait de creuser son idée dans un corpus qui est souvent beaucoup plus large (et presque toujours plus nuancé) que ce qu’il a choisi de traiter. Le meilleur exemple est sans doute Conan, dont il ne traite que la première adaptation filmée de John Milius. Or, pour intéressante que soit son analyse, le premier film de Conan en dit certainement plus long sur la psyché dérangée de John Milius (et d’Oliver Stone, qui scénarisa le film contre toute attente) que sur le personnage imaginé par Robert E. Howard, infiniment plus riche et plus subtil que sa version « simplifiée » du long métrage. Et sans être un spécialiste de Marvel ou de DC, je suis à peu près sûr que les choix établis pour Batman ou pour Captain America sont du même tonneau, peu ou prou.

Cette réserve majeure mise à part, le bouquin est amusant, ludique et m’a fait découvrir, en effet, des éléments que j’ignorais (notamment sur les origines de Superman et le lien très proche avec la violence dans les rapports physiques de ce dernier). C’est clairement l’œuvre d’un homme qui a une culture évidente dans le domaine des comic books et de la littérature de genre : il aime ce qu’il commente. Même Baywatch. Et cela explique aussi, au moins partiellement, la fascination de l’homme envers ces figures monolithiques, presque mythiques des héros modernes. Car Mare est également un roublard sur un autre aspect de son livre : au-delà des analyses très freudiennes sur les pratiques sexuelles des cas envisagés, il dévie largement vers d’autres analyses psychanalytiques, voire même sociétales, dans les différents textes qui composent cet ouvrage. Car, finalement, ces héros modernes ne sont que le recyclage des figures mythiques qui passionnent l’humanité depuis qu’elles existent. La conclusion de Sexe ! […] ne parle d’ailleurs pratiquement que de leurs ancêtres grecs et romains, puisque nos superhéros ne sont jamais que des avatars modernisés de ces modèles classiques (Hercule, Achille, etc.) D’où la deuxième entourloupe : ce qui nous est présenté ici comme un texte « révolutionnaire » s’inscrit en fait dans la longue tradition de l’analyse des textes antiques, avec, il est vrai, un angle particulier. Car pourquoi jaser sur l’homosexualité latente de Batman ? En quoi est-elle différente de celle d’Achille qui fut, et pour une période beaucoup plus longue que le fana de chauves-souris, un modèle pour l’humanité dans son ensemble (de virilité, qui plus est) ?

Reste entre nos mains un petit livre amusant, par moment un peu trop verbeux, mais qui se lit vite et permet de briller en société avec toute une série d’anecdotes qui vous feront passer pour un vieux sage qui sait prendre du recul sur ce qu’il lit. Et ça, c’est déjà pas mal !

PS : et je ne ferais pas de commentaire (en fait si, c’est ce que je suis en train de faire 🙂 ) sur le titre un peu putassier de l’ouvrage. Le fait d’utiliser le mode Sexe ! en grand sur la couverture alors que l’analyse va bien au-delà de cela revient un peu à un mécanisme bassement mercantile pour attirer le chaland. Et le fait que je sois tombé dans le panneau à pieds joints dit sans doute quelque chose sur mon propre équilibre mental ! 🙂

Station Métropolis, direction Coruscant

Sous-titré : ville, science-fiction et sciences sociales

D’Alain Musset, 2019.

Le Bélial’ est définitivement une maison d’édition précieuse pour la science-fiction en francophonie. Leur collection Parallaxe, débutée fin 2018, laisse la place à des essais d’universitaires très sérieux qui s’expriment sur leur domaine de prédilection (la linguistique, la physique, la géographie) dans un corpus imaginaire : la science-fiction au sens large. Alors que la sortie du quatrième tome de la collection se fait attendre en raison du COVID-19, c’est l’occasion de se pencher sur le troisième et dernier en date : Station Métropolis, direction Coruscant.

Alain Musset est un géographe de plus de 60 ans maintenant qui s’est essentiellement intéressé dans sa longue carrière universitaire aux villes et aux sociétés urbaines. Directeur d’études depuis plus de 20 ans à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, ah, les français et leur amour des acronymes !), il a développé au fil des ans une approche transthématique qui englobe l’ensemble des sciences sociales dans les textes scientifiques qu’il continue à signer régulièrement. D’abord spécialement dans les communautés urbaines sud-américaines, il a ouvert ses horizons en publiant par exemple un essai remarqué sur la justice spatiale et la ville.

Mais Alain Musset a aussi un violon d’Ingres : il est un amateur plus qu’éclairé de SF. Et il a, à plusieurs reprises, marié ses deux passions pour produire des textes comme Le Syndrome de Babylone : géofictions de l’apocalypse, Géographie et fiction : au-delà du réalisme ou encore De New York à Coruscant : essai de géofiction. C’est pourtant la première fois qu’il quitte les sages (mais souvent confidentielles) presses universitaires pour se lancer à l’assaut d’un éditeur (il est vrai indépendant mais néanmoins) mainstream de SF. Il y sera toujours question de géographie de la ville, bien sûr. De sciences sociales, évidemment. Et de Star Wars, cela tombe sous le sens ! 🙂

L’essai se divise donc en quatre grands chapitres qui abordent la question des villes sous des angles différents. Le premier chapitre est consacré à la démesure des mégapoles, qui se transforment en mégalopoles et, enfin, en monstruopoles, les cités planètes et autres monades chères à Silverberg. On y trouve des réflexions intéressantes sur le devenir des villes, le challenge purement géophysique de les créer et d’y subvenir aux besoins d’une population pléthorique. Le second chapitre s’ancre davantage dans la sociologie classique et identifie le phénomène des castes et des classes sociales et de leur répartition géographique au sein des cités imaginaires.

Le troisième chapitre est lui consacré au volet paranoïaque et anxiogène des cités du futurs. On y croisera les bidonvilles, les ghettos ou encore l’omniprésence du crime (Gotham étant le mètre-étalon dans le genre). Enfin, le dernier verse plus volontiers encore dans la dystopie avec une analyse assez juste des risques de contrôle accrus que facilite un environnement urbain futuriste (et forcément technologique). Big brother is watching you. Le livre se conclut enfin aimablement sur un texte qui tient davantage de l’opinion et qui laisse au lecteur le choix d’une perspective utopiste ou au contraire révolutionnaire de la ville de demain, telle que l’auteur l’imagine et telle qu’il a pu l’observer dans nombres d’œuvres de SF (ou dans la réalité, qui ne court jamais bien loin derrière elle).

Station Métropolis, direction Coruscant est un ouvrage passionnant et bourré de références intelligentes et intelligibles. C’est un vrai travail de chercheur, n’en doutons pas. Bien que Musset se soit sans doute auto-censuré pour ne pas surcharger son texte de références ou de notes en bas de page, le texte est clairement recherché et documenté comme il se doit. Fort de sa longue expérience universitaire et des multiples travaux qu’il a pu publier dans des revues à caractère davantage scientifique, il me semble évident que Musset nous présente ici un condensé de pensée, volontairement rédigé de manière fluide et directe, afin que ses messages soient perçus et compris.

Et si toutes les analyses et points de vue qu’il développe ne sont pas transcendantaux (je n’avais personnellement pas attendu Musset pour saisir qu’habiter en haut d’un immeuble étant souvent socialement mieux accepté qu’habiter dans les étages inférieurs), il est surtout passionnant de se rendre compte à quel point les auteurs de SF n’extrapolent finalement que très peu par rapport à la société que l’on connait au quotidien. Tout au plus ses mécanismes de différentiation sociale et de protection de groupes privilégiés y sont-ils magnifiés, exagérés pour la transparence de la démonstration (et, souvent, de la morale). Musset démontre par ailleurs une connaissance encyclopédique de la SF, en citant un très grand nombre d’œuvres qui viennent étayer sa démonstration. Et si certaines références sont elles-mêmes élitistes (disons que les lecteurs de Bifrost ne seront jamais perdus, mais l’amateur lambda, c’est moins sûr), Musset cite cependant volontiers les best-sellers ou les grands classiques (Métropolis, le cycle Fondation d’Asimov, Blade Runner, Le Cinquième Élément, Valérian, etc.) pour ne pas perdre un lecteur qui serait moins éclairé, moins versé dans le domaine.

Sans compter que l’auteur a par ailleurs un amour apparemment immodéré pour la saga Star Wars. Je n’ai pu m’empêcher de sourire en voyant qu’il cite à de nombreuses reprises non seulement les différentes trilogies cinématographiques, mais aussi et surtout nombre de romans de l’univers étendu (l’ancien, rebaptisé Star Wars Legend, et le nouveau, celui de Disney). Je ne pensais dans ma vie un jour lire dans un essai de sociologie des commentaires politiques sur la vision du monde développé dans des romans pour la jeunesse issus de l’univers Star Wars. Mais force est de constater que cela marche et qu’il y a visiblement des ambitions sociologiques qui m’étaient inconnues dans la production à la chaîne des romans Star Wars de ces 30 dernières années !

En résumé, je ne peux que vous conseiller de vous pencher sur cet essai qui est instructif, parfaitement documenté et parfaitement édité. Il faut, me semble-t-il, soutenir les éditeurs qui se lance dans ce genre d’aventure (comme je l’avais déjà signalé dans mon billet sur Fantasy & Histoire(s), le bel ouvrage sous la direction d’Anne Besson et édité chez ActuSF). C’est en soutenant ce genre de publication que l’on donne une place à l’analyse sérieuse du corpus de la science-fiction, encore trop souvent considéré comme un genre mineur. Bien sûr, le livre n’est pas donné considérant sa taille, mais il me semble logique de casser sa tirelire pour se coucher un peu plus intelligent qu’au matin, surtout dans un domaine que l’on croit déjà connaître sur le bout des doigts.

Dungeons & Dragons – Art & Arcana

Sous-titré : A Visual History

De Michael Witwer, Kyle Newman, Jon Peterson et Sam Witwer, 2018.

La période des fêtes fut riche en lectures diverses, mais je n’ai pas réellement eu le temps de les chroniquer ici-bas. S’occuper de gamins est chronophages ! Mais bon, trêves d’excuses. Débutons donc ces chroniques en retard par celle d’un joli cadeau reçu pour ce Noël 2019 : le très luxueux (et très pesant) Art & Arcana, une formidable déclaration d’amour de quatre geeks au roi des RPG papier, Dungeons & Dragons. Je ne peux croire, si vous lisez ces lignes régulièrement, que vous ignoriez ce qu’est Donjons et Dragons, cette pierre angulaire de la fantasy depuis les années 70 et jusqu’à nos jours. Je ne vais donc pas développer. Retenons simplement que, comme toutes les belles histoires qui débutent dans la décennie des papys-geeks (IBM, Micorsoft, Apple, etc.), celle de D&D débute dans un garage. Ou dans une cave plus précisément.

Cette somme historique, finaliste dans la catégorie « essai » du Hugo et du Locus 2018, nous emmène dès ses premières pages dans la vie d’un petit vendeur d’assurance du fin fond des États-Unis, qui a une passion certaine pour le wargaming et les pulps des années 30. Ce bonhomme, c’est Gary Gygax. Comme tous les self-made men, ce-dernier a un coup de génie au début des années 70 quand il « sent » le succès de Tolkien chez ses concitoyens et qu’il constate parallèlement qu’il est devenu honorable pour des adultes (ou de grands ados) de continuer à jouer avec ses petits soldats de plomb. Du coup, il ratisse ses fonds de tiroirs, fait appel à sa famille et à ses potes et parviens à produire une petite boîte en carton contenant trois fascicules de quelques dizaines de pages. Le premier « boxed set » de D&D était créé. Le tout tiré à 1000 exemplaires et vendu la modique somme de 10 dollars. L’un des auteurs de Art & Arcana s’amuse dans la conclusion de l’ouvrage à revenir sur le prix atteint par la vente de l’une de ces boîtes, pourtant utilisée, en 2008 sur eBay : la modique somme de 20.000 dollars (ici, une troisième édition à +4.000 € !)

Car oui, D&D, pour les intimes, est devenu très hype. Référencé dans à peu près tous les grands show mainstreams des dernières années (de Stranger Things à Big Bang Theory), D&D a quitté les caves de ses premiers utilisateurs pour devenir un gimmick culturel. Est-ce tant mieux ? Et bien le bouquin hésite, justement. Et bizarrement. C’est en cela qu’il s’agit sans doute d’un essai sincère, si l’on ne tient pas compte du dernier chapitre, véritable panégyrique en faveur de la 5eme (et dernière, à ce jour) édition du célèbre jeu de rôle. Entre les débuts modestes et l’expansion folle de la seconde édition, le livre s’attarde tant sur les bonnes idées de TSR que sur ses ambitions folles et ses échecs successifs (la série animée, par exemple). Art & Arcana résume bien l’incapacité des quelques geeks qui ont développé le produit original à maitriser et gérer l’industrie qu’il était devenu à la fin des années 80. Et comme dans le cas d’Apple, le parallèle est intéressant, cela s’est traduit par l’écartement pur et simple du concepteur original, dégagé par un board qui n’a pourtant pas su améliorer la balance financière de l’entreprise après coup.

En effet, si la deuxième édition d’AD&D (pour Advanced Dungeons & Dragons) est sans doute la meilleure et la plus diversifiée (pensez donc, ils éditèrent en l’espace de seulement quelques années les campagnes Forgotten Realms, Spelljammer, Dark Sun, Ravenloft ou encore Planescape !), elle fut aussi le synonyme pour la maison-mère d’une folie des grandeurs qui segmenta le marché à tel point qu’ils devinrent leur propre concurrent. Avec autant de lignes de produits en parallèle, les joueurs et leurs fameux maîtres du jeux ne savaient plus où investir leurs pièces de bronze, d’argent ou d’or. Bref, leurs deniers. Et, ce, d’autant plus que les nouveaux concurrents n’étaient pas bien loin : c’est à cette époque que Vampire: The Masquerade s’envole. Ou encore GURPS. Pire : leur public s’éloigne début 90 pour se diriger vers une autre expérience de jeu amenée à devenir un modèle pour les années qui suivirent: Magic The Gathering, par nul autre que Wizard of the Coast (loisir qui coûte un bras, par ailleurs).

L’ironie voulant qu’à peine quelques années plus tard, c’est ce même Wizard of the Coast, responsable des derniers clous dans le cercueil de D&D old-school, qui racheta la licence avec tout son back-catalogue. WotC produira alors une troisième édition qui mélangera le très bon (le système D20 en licence libre, qui verra de nombreux petits acteurs du monde de la fantasy se lancer dans des produits compatibles avec les règles de base D&D) et le moins bon (la volonté affichée d’en faire un jeu de figurines avec la vente, selon le modèle de MTG, de boosters très chers avec des figurines pré-peintes, mais forcément moins courues que l’inaltérable Warhammer, déjà bien installé dans le segment « wargames » à l’époque). Du coup, cette hésitation entre le RPG de papa, avec feuilles blanches, crayons et dés et le wargame à la Warhammer en fit un produit vite dépassé par ses concurrents profitant de la licence ouverte. Et, pas de bol, WotC réagira en produisant quelques années plus tard une quatrième édition décriée par les aficionados pour son côté excessif. Exit le jeu de rôle réaliste et bienvenue à la mode MMORPG avec cette quatrième édition, où les XP caps ont disparus au profit d’une course au loot divin et aux arbres de compétences complexes et sans fin. Seulement, pas de bol, là où D&D première et seconde éditions donnèrent un modèle à suivre, les troisième et quatrième éditions s’efforçaient de copier la concurrence pour rattraper les joueurs perdus, symptôme d’un manque de vision flagrant de WotC sur le bébé qu’ils avaient dans les mains en rachetant la licence. Heureusement, cette sombre période vu aussi l’éclosion des jeux vidéo mythiques que sont les Baldur’s Gate et les Neverwinter Nights qui sauvèrent largement le nom de la marque auprès des amateurs de fantasy lambda.

D’après les auteurs, la cinquième édition, la plus récente (2014 à nos jours) reviendrait aux fondamentaux. Je ne la connais pas (m’étant personnellement surtout concentré sur la seconde, à l’époque), mais je doute de l’honnêteté intellectuelle des fan-boys ayant écrit le bouquin, sachant que rien n’est aussi vendeur qu’une belle histoire de rédemption (sauf que WotC n’est pas un paladin déchu repentant ; c’est juste une entreprise commerciale qui essaye de faire du profit). On notera également que le bouquin insiste aussi beaucoup sur le succès du trans-média : quand TSR comprit à l’époque des balbutiements du merchandising à outrance de Star Wars qu’il était aussi intéressant commercialement parlant de diversifier les produits, ils s’y sont donnés à cœur joie. Romans, comics, jeux vidéo, jeux de plateau, dessin animé mais aussi (et pourquoi pas ?) jeu de carte à collectionner, bonbons et serviettes de plage (je n’invente pas). On retiendra de cet « univers étendu » un nombre considérable de romans qui, bien qu’ils ne soient souvent pas des chefs d’œuvre, apporte une profondeur aux mondes créés par la marque. À tel point qu’il devinrent, avec les années, des mondes de fantasy à part entière qui réussirent à se détacher de leurs inspirations originales (le Seigneur des Anneaux, Conan ou encore le Cycle des Épées de Fritz Leiber).

Enfin, il me reste à parler du côté visuel de l’objet. En effet, le bouquin ne s’appelle pas « A Visual History » pour rien. L’histoire de la marque, intéressante en soi, ne serait rien sans le développement de son visuel. Et, là aussi, le parallèle avec Star Wars fonctionne à merveille : de débuts très amateurs où les livres de règle de la première édition étaient illustrés par des gamins du quartier ou de gentils bénévoles de la famille étendue de Gygax, il est frappant de voir à quel point l’évolution de l’illustration sert aussi la marque. Si les images étaient, dans un premier temps, informatives (le plan du donjon devait permettre au maître du jeu de s’y retrouver, le première Bestiaire monstrueux devait lui permettre de se faire une image mentale d’un mindflyer, d’un ettercap ou d’un owlbear), elles devinrent bien vite évocatrices. Voire épiques. Et si la quatrième édition fut malheureusement marquée par un virement très Marvel/WOW-like, la cinquième semble revenir à une certaine modestie. On voit aussi clairement à travers ces 45 ans d’illustrations que le concept visuel même de la fantasy a évolué : l’adaptation cinématographique du SdA et la série télé de GoT sont passées par là. On peut désormais être un véritable artiste peintre, certains proche du photoréalisme, en se limitant pourtant à illustrer des mondes imaginaires.

En résumé, Art & Arcana est un très bon « beau livre » pour les amateurs de D&D. Les textes fourmillent de détails qui mettent en lumière l’histoire d’un jeu de rôle qui, bien que dépassé par d’autres RPG plus matures et plus modernes, n’en reste pas moins l’alpha et l’oméga du genre. Le modèle sur lequel tous les concurrents se sont construits et continue à se construire. Le tout est magnifiquement illustré par des images issues des multiples extensions des différentes éditions, de photos des produits dérivés issus de collections privées ou encore d’archives inédites et de dessins de production de TSR. Mon seul bémol restera la conclusion probablement trop optimiste pour être honnête. Mais on pardonnera volontiers ce biais à la brochette d’auteurs qui ne pouvaient sans doute être objectifs jusqu’au bout avec ce qui constitua certainement une partie dorée de leur enfance. Faites un jet de test d’honnêteté intellectuelle -4 si vous ne me croyez pas ! 🙂

PS: J’ai lu et je chronique ici la version originale du livre, mais un version française est également disponible chez Huginn & Muninn.Vu l’éditeur, j’imagine qu’elle est certainement de très bonne facture également.

Fantasy & Histoire(s)

Sous la direction d’Anne Besson, 2019.

A défaut de pouvoir me rendre aux Imaginales, festival dédié à l’imaginaire jouissant d’une réputation très positive depuis de nombreuses années déjà, organisé chaque année dans la ville d’Épinal, nous ne pouvons que remercier les éditions ActuSF de nous proposer les actes de leur colloque 2018 dans une édition sobre et très agréable à lire. Sous la direction de l’inévitable Anne Besson (universitaire française très versée dans l’imaginaire, le fantastique et la fantasy, déjà éditrice du Dictionnaire de la Fantasy et dirigeant de nombreux thésards sur le sujet à travers la France), ces actes regroupent 16 contributions universitaires sur les liens divers et variés qui lient la fantasy et l’histoire.

Et comme dans tout objet littéraire de ce type, on alterne entre la réflexion très intéressante et des textes plus abscons dont la portée scientifique ou pédagogique pose question. Après un avant-propos et une préface relativement convenus, ces actes ont la bonne idée de débuter en laissant la parole aux écrivains. Fabien Cerutti, Jean-Laurent Del Socorro, Estelle Faye, le truculent Jean-Philippe Jaworski et le très discret Johan Heliot se répondent dans une table ronde orchestrée autours de l’importance de l’Histoire (avec un grand h) dans leur métier d’écrivain et la construction de leur fiction. Riche en anecdotes et éclairant, la table ronde aurait sans doute gagné à inviter l’un ou l’autre écrivain qui n’est pas spécialisé dans la fantasy historique (car, bien sûr, ils parlent d’une voie étant tous plus moins représentants de ce courant).

Après les minutes de cette table-ronde débute réellement la contribution scientifique de l’ouvrage. Le premier article, consacré au temps de la fantasy (temporalité cyclique et chronologie linéaire) est informatif mais ne laisse pas le souvenir d’une contribution essentielle. Le second article, consacré à la réécriture de l’Enéide dans le Lavinia d’Ursula K. Le Guin était à mes yeux plus pertinent (et m’a forcé à m’acheter ledit bouquin, qui n’était pas dans ma PAL interminable jusqu’alors). Riche et éclairant, cette contribution met bien en lumière la capacité de la fantasy, genre de but en blanc passéiste, à remettre à jour des mythes, à travers dans l’exemple étudié le militantisme féministe de son auteur. La troisième contribution, mineure, est consacrée aux liens entre légende et histoire dans l’œuvre de Tolkien (traitant le SdA, mais aussi et surtout les relectures de Kullervo, de Sigurd et Gudrun ou encore de Beowulf et la matière de Bretagne par le maître anglais). Je suis sans doute dur, mais il a déjà été tellement écrit, dans les facultés de philo et lettres, sur l’œuvre de Tolkien qu’il semble dur d’apporter une pierre pertinente à l’édifice.

S’en suivent deux contributions qui ne m’ont pas passionné sur les fées à travers l’histoire et la fiction et sur Mélusine en particulier. La thématique ne m’intéressant pas, je l’avoue, je les ai plutôt lues distraitement. Intervient alors la première contribution vraiment marquante de ces actes à travers l’article de Florian Besson consacré au rythme historique de la fantasy médiévale. L’article explore l’idée que le temps des récits de fantasy semble toujours figé dans un moyen-âge infini où la société n’évolue jamais. Seules les guerres et les « jeux de trône » semblent être les moteurs scénaristiques alors que l’histoire réelle démontre bien que les mutations sociales et l’évolution des techniques sont nettement plus importants dans le mouvement historique que le devenir de l’une ou l’autre lignée royale. L’article avance le fait que la fantasy médiévale gagnerait sans doute à évoluer comme l’étude de l’histoire la fait elle-même : dépasser la longue litanie des rois et reines et des champs de batailles pour se concentrer sur ce qui est réellement le moteur historique, à savoir l’évolution de la société elle-même.

Nous avons ensuite une contribution agréable à lire sur le rôle du barde et conteur et le rôle de celui-ci dans le façonnement de la réalité historique (réelle ou fictionnelle). Agréable à lire mais d’un intérêt, à mes yeux, limité. Nous poursuivons ces actes avec une contribution touffue et assez illisible, malheureusement, sur la recréation de l’histoire dans la fantasy polonaise (qui réussit l’exploit de ne citer qu’accessoirement la saga du Sorceleur). L’article suivant, consacré aux textes de E. R. Eddison est du même acabit : je ne vois pas trop ce que l’auteur entend démontrer.

Ensuite, nous avons une contribution assez convenue sur les liens entre l’univers d’Harry Potter et l’histoire de l’occident (chasse aux sorcière, fascisme, contestation sociale, lutte des classes, etc.) L’article est très agréable à lire, mais enfonce surtout des portes ouvertes. Dommage, surtout lorsqu’on le compare au texte suivant : la contribution de William Blanc sur la place de l’Orque dans les textes de fantasy et son évolution du début du XXème au début du XIXème est vraiment passionnante. Fort bien documenter, le texte démontre parfaitement son postulat de base : d’une allégorie raciale européocentriste, l’Orque a été réhabilité au fil du temps jusqu’à devenir le personnage principal de certaines fictions dans un contexte où la race n’est plus (ne devrait plus) être un sujet.

L’article suivant est du même tonneau : il s’agit d’une contribution fort intéressante sur le parallèle entre le post-colonialisme et la mouvance steampunk et l’uchronie. La fantasy devient alors un véhicule pour corriger l’histoire officielle et donner une voix aux opprimés et aux oubliés. C’est également la thématique du texte suivant consacré au Trône de Fer, qui démontre que la série de Georges R.R. Martin laisse la part belle aux évincés de l’Histoire, aux parias de la société et aux personnages secondaires au destin divers. Enfin, on aborde la dernière partie de l’ouvrage sur le lien entre jeu et histoire. Un premier article mineur analyse la saga Pirates des Caraïbes en y cherchant le vrai du faux. Pas fondamental. Le texte suivant, consacré au supplément AD&D dédié aux campagnes incorporant des vikings, est fort amusant mains un peu abscons : c’est drôle de voir appliqué une méthodologie universitaire classique d’analyse de contenu à un supplémentaire relativement méconnu de la seconde édition du JDR le plus connu depuis la création du genre. Enfin, les actes se concluent par un article intéressant sur le sexisme et la répétition de schémas sociaux passéistes dans les reconstitutions historiques et les GN. Ludique et frappant à la fois.

En résumé, que penser de ces actes du colloque des Imaginales de 2018 ? Eh bien, c’est simple : louons encore une fois l’éditeur, relativement mainstream, d’avoir eu le courage de sortir cela dans une édition abordable et suffisamment claire pour être lue comme un essai tout public et non une contribution universitero-universitaire confidentielle. Bien sûr, certains articles sont plus faibles, voire anecdotiques. Mais c’est le lot de ce type d’ouvrage. Cela démontre par ailleurs que l’étude de la fantasy comme objet littéraire est relativement neuve et que les contributions vraiment pertinentes ne sont pas légion (sans doute encore moins en francophonie). Mais le livre a le mérite d’exister et offre quelques pistes de réflexion très intéressante pour tous ceux qui aiment à réfléchir sur ce qu’ils lisent.

Pour une naissance sans violence

De Frédérick Leboyer, 1974.

Les livres se suivent et ne se ressemblent pas. Et c’est tant mieux pour l’agilité des quelques neurones qui me restent. Sur le point de devenir papa pour une seconde fois dans quelques semaines (inconscient que je suis !), ma femme a laissé très subtilement traîner Pour une naissance sans violence sur ma table de nuit. Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’elle m’a obligé à lire l’essai avant de pouvoir entamer un autre roman ! 🙂 Curieux, je m’y jette donc avec intérêt, puisque nous avons choisis également, tant que cela est possible, d’aller dans la direction d’un accouchement sans douleur.

Eh bien, j’avoue être très positivement surpris par le bouquin ! Autant je trouve que nombre de publications sur la parentalité positive ou sur l’éducation alternative ressemble, dans leur forme et parfois dans leur fond, à l’honnie « littérature » managériale, autant cet essai-ci se démarque par une véritable qualité littéraire et un point de vue qui reste, près de 45 ans après sa publication originale, relativement inédit.

Le bouddhiste Frédérick Leboyer, aux lendemains de la révolution soixante-huitarde, a en effet choisi de rédiger un essai sur la naissance du point de vue du nouveau-né. Alors que les publications sur l’accouchement sans douleur, où la mère est évidemment le centre d’intérêt principal, ne se comptent plus, celles qui parle de la naissance sans violence pour l’enfant sont extrêmement rares. Et pourtant ce que raconte Leboyer dans son livre n’a rien d’extravagant ou d’iconoclaste : il dit simplement que l’accouchement est un évènement traumatique pour le nouveau-né. Quoi qu’il advienne. C’est un changement d’état soudain, un saut vers l’inconnu. Et comme tous les sauts vers l’inconnu, c’est également un traumatisme.

Le but de Leboyer est donc très simple : il veut ouvrir les yeux du lecteur sur ce qui peut être fait pour réduite au maximum ce trauma inévitable. Et c’est limpide : la pénombre, le moins de bruits possible, le plus de douceur possible (et, donc, laisser le cordon le plus longtemps possible pour que le bébé puisse « apprendre » à respirer avec son cordon qui assurer les fonctions vitales malgré tout), le contact direct et prolongé avec la mère, etc. Seul élément qui semble dater dans son texte : on ne donne plus un bain au nouveau-né avant 24h, alors que cela se faisait après une grosse heure dans le passé (et, ce, malgré les bienfaits potentiels d’un retour dans un environnement liquide). Il n’est donc pas nécessaire de faire hurler le bébé pour se rendre compte qu’il va bien. S’il hurle, c’est qu’il est fonctionnel… mais qu’il ne va pas bien.

Ceci à l’air d’aller de soi, mais, en effet, c’est encore loin d’être respecté dans toutes les salles d’accouchement du monde. Le court essai (lu en à peine une heure, au fil de ses 120 et quelques pages abondamment illustrées) de Leboyer met les points sur le i. Et c’est une confirmation pour les parents un peu éveillés sur les questions de parentalité douce, une révélation pour les autres (sans doute). Et au-delà du fond, dont je viens de livrer pratiquement toutes les clés, il reste la forme : l’auteur a choisi un style presque poétique, divisant ses phrases par des retours à la ligne incessant visant à donner une certaine rythmique à la lecture et à accentuer l’importance de certains mots. Du coup, cela se lit comme une sorte de musique, comme un mantra que l’on peut se répéter à l’envi. Les mots sont simples, les idées limpides et le message clair. Il ne reste plus qu’à le mettre en pratique.

La très sérieuse édition du Points ne s’est pas trompée en publiant ce petit pamphlet dans leur prestigieuse collection essais de sociologie. Un classique dans son domaine.